par Loïc Chahine · publié dimanche 24 janvier 2016 · ¶¶¶¶
Où s’arrête la « musique ancienne » ? Pour Sigiswald Kuijken, qui signe dans le livret de cette intégrale de la musique de chambre de Debussy un texte intitulé De la musique avant toute chose…, « Debussy est pleinement un compositeur de notre temps, des temps modernes ». Et pourtant, la pratique musicale a bien changé depuis le début du xxe siècle qu’a connu Debussy, ne serait-ce que pour la diversité des pianos, bien plus grande qu’aujourd’hui, ou les cordes des violons, altos et violoncelles, alors encore en boyau. Toutefois, le texte de Sigiswald Kuijken rappelle l’essentiel : les instruments sont là pour servir le propos d’un compositeur, et non dans une espèce de fétichisme du « bon vieux temps » — à laquelle, au demeurant, Debussy lui-même n’était pas étranger, qui, pour ses sonates, imagina une page de titre très inspirée du xviiie siècle et clamant « Six Sonates / pour divers instruments / composées par / Claude Debussy / Musicien Français ». (Il n’y eut finalement que trois sonates.)
Ce qui frappera peut-être le plus dans cette lecture de Debussy, c’est sa fidélité à la partition. Si l’on consulte celle du Premier Quatuor (appelons-le ainsi, puisqu’il l’a lui-même nommé tel, mais nous savons bien qu’hélas il n’y en a pas d’autre du compositeur) en écoutant ce qu’en font les Kuijken, on observera que les dynamiques sont scrupuleusement respectées… sans que jamais, pour autant, l’interprétation ne s’assèche ; elle y gagne plutôt en sobriété, mais aussi en efficacité. Tout au long du Quatuor, une élégance infinie se fait entendre. Une certaine fébrilité paraît de temps à autre, les articulations, variées, savent se faire incisives, mais quelle douceur dans le mouvement lent ! quelle tenue, déjà, des les accords d’ouverture ! Tout le Quatuor est plein d’une noble vivacité
Dans la Sonate pour flûte, alto et harpe, dont l’équilibre n’est malheureusement pas idéal, c’est l’alto joué par Sigiswald Kuijken qui domine, en particulier par son engagement, tandis que la harpe de Sophie Hallynck semble souvent s’effacer (c’est particulièrement frappant vers la fin de la « Pastorale », quand l’alto est censé accompagner la harpe1) ; à la flûte (un instrument de Bonneville fabriqué vers 1910), Barthold Kuijken offre souvent une sonorité superbe, mais se révèle parfois peu inspiré — il en va de même, d’ailleurs, dans Syrinx2. Quoique l’ensemble soit joué tout à fait honorablement et recèle de fort beaux moments, il manque de magie, et l’alchimie des trois timbres n’opère pas toujours complètement. Plus que dans la doux mystère de la « Pastorale », les trois comparses semblent à l’aise dans l’art du dialogue à trois du « Finale », où l’on retrouve l’ambiance vive et fine qui faisait les riches minutes du Quatuor quelques pistes auparavant.
Les deux sonates avec piano sont plus réussies, bien que le jeu de Piet Kuijken, ici sur un Érard de 1894, s’avère parfois un peu sec dans la Sonate pour violoncelle et piano. Wieland Kuijken remplit la partie de violoncelle de la « Première Sonate » avec douceur et retenue, quoiqu’on puisse lui souhaiter davantage de variété dans les couleurs et les nuances. Il est plus à l’aise dans l’élégie que dans les passages plus enlevés.
Avec l’ultime Sonate pour violon et piano, on a, comme avec le Quatuor, une très belle réussite. Admirable d’équilibre entre le violon inspiré de Sigiswald Kuijken et le piano, finalement plus fluide que dans la Sonate pour violoncelle et piano, de Piet Kuijken. Tout y est : le chant, la pointe de désespoir, voire d’angoisse — Debussy compose la sonate en 1916–1917, pendant la guerre, et il est déjà malade —, mais aussi la volonté de vivre malgré tout, marquée par certains passages plein d’une vivacité presque printanière ; la versatilité et donc la variété ; la chaleur — et l’intelligence, on sent l’intelligence de cette lecture incandescente.
Si l’on ajoute que la prise de son de Michel Bernstein et Charlotte Gilart de Keranflec’h est tout à fait réussie, offrant un peu d’espace à la musique sans la brouiller par un excès de réverbération — une prise de son de musique de chambre, en somme — et que le texte du livret signé Harry Halbreich commente admirablement les œuvres, on comprendra aisément que, malgré les défauts, au demeurant relatif, de l’interprétation des pièces centrales, on s’apercevra que l’on tient là un disque tout à fait passionnant et bien digne de trouver place aussi bien dans les discographies « historiquement informées » que chez les amateurs éclairés de « Debussy, Musicien Français ».
1. Page 9 dans l’édition originale. ↑
2. Pour entendre Syrinx sur une flûte ancienne, à savoir un modèle conique avec système Boehm tel qu’on en trouvait encore couramment dans la deuxième moitié du xixe siècle et au début du xxe, on se reportera avec profit à la version de Gilles de Talhouët dans le disque Une flûte invisible, Alpha, 2006. ↑
Quatuor, III, Andantino, doucement expressif
Sonate pour violon et piano, II, Intermède, Fantasque et léger
INFORMATIONS
Sigiswald Kuijken, violon et alto
Veronica Kuijken, violon (dans le Quatuor)
Sara Kuijken, alto (dans le Quatuor)
Wieland Kuijken, violoncelle
Barthold Kuijken, flûte
Piet Kuijken, piano
Sophie Hallynck, harpe
1 CD, 71’, Arcana, 2000, rééd. 2016.
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