par Loïc Chahine · publié vendredi 17 avril 2015 · ¶¶¶¶
Mon premier contact avec la musique de Théodore Dubois a été tristement dissuasif. Il s’agissait d’un concert donné à la Folle Journée de Nantes par Marc Coppey, l’Orchestre de Poitou-Charentes et Jean-François Heisser, dont le programme contenait une partie des œuvres pour violoncelle et orchestre que le mêmes avaient gravé pour Mirare. J’y étais allé sans préjugé, par curiosité, je m’y suis ennuyé, ayant surtout trouvé la musique assez fade. Une personne éminente eut beau me dire que les œuvres retenues n’étaient pas forcément les plus convaincantes pour une découverte, en qu’en particulier, parmi celles du disque, une telle (je ne me souviens plus laquelle) m’eût sans doute donné une impression bien différente, j’avais été copieusement dégoûté.
Mais il faut croire qu’on ne se fait un avis que pour en changer — comme il advint : à peu de temps de là parut chez Hyperion, dans la collection consacrée aux concertos pour piano romantiques, un disque qui regroupait plusieurs pièces pour piano et orchestre de Dubois. Cela eût été sans importance pour moi si aux côtés du BBC Scottish Symphony dirigé par Andrew Manze ne s’était trouvé Cédric Tiberghien, que j’aime bien depuis que je l’ai entendu en concert (à la Folle Journée aussi, d’ailleurs). Bien m’a pris d’écouter ce disque, par une sorte de fidélité à l’artiste, car j’ai été plutôt séduit tant par le Concerto-capriccioso que par le Concerto no 2 en fa mineur. Voilà donc mon jugement sur Dubois favorablement révisé, faisant passer le compositeur de “chiant” (je n’ai jamais dit que mes jugements étaient tous faits de fine dentelle) à “ayant produit aussi des œuvres intéressantes”.
Symphonie no 2, Allegro con moto.
Ce préambule nous montre d’abord qu’il faut savoir changer d’avis, surtout quand on a été déçu, sous peine de passer à côté de jolies découvertes ; il rappelle d’autre part que ce n’est pas la réputation de Dubois qui a formé puis reformé mon avis sur lui, mais uniquement sa musique et enfin que le fait de suivre tel ou tel artiste, si certains n’y voient qu’une espèce de fanclubisme, peut justement provoquer des découvertes.
Et en matière de découvertes, le Palazzetto Bru-Zane n’est guère avare. Ayant déjà été partie prenante des deux enregistrements sus-mentionnés ainsi que de l’oratorio Le Paradis perdu (Aparté), d’un disque de motets (XXI Productions) et d’un disque d’œuvres pour violon et piano (Ligia), le voici qui consacre à Théodore Dubois le deuxième volume de sa collection Portraits. Un livre et trois disques viennent donc documenter trois versants de l’activité du compositeur : la musique sacrée (une grande messe et une sélection de motets), la musique de chambre (une sonate pour piano et un quatuor avec piano) et la musique pour le concert symphonique (deux symphonies). Seul l’aspect scénique de l’œuvre de Dubois reste encore de côté, qui aurait nécessité un disque entier (ou plus) pour qu’une œuvre dramatique (il y en a plusieurs, dont l’opéra Aben-Hamed qui a été donné assez récemment par l’Atelier lyrique de Tourcoing) puisse être enregistrée en intégralité — ce sera peut-être pour plus tard.
Est-il utile de revenir ici sur la vie et la carrière de Théodore Dubois ? On en trouvera le résumé dans le livre qui reproduit l’hommage qu’a laissé Charles-Marie Widor à son confrère, et qui contient aussi une notice détaillée signée Alexandre Dratwicki ainsi que quelques pages choisies des Souvenirs de Dubois — lesquels ont été édité dans leur intégralité par Symétrie. Contentons-nous donc de rappeler brièvement qu’issu de famille très modeste et rurale — ce qui n’est pas sans rappeler Berlioz ; comme lui, d’ailleurs, Dubois a joué dans sa petite enfance du flageolet —, “monté”, comme on disait, à Paris, y étudiant au Conservatoire avant d’obtenir son Grand Prix de Rome, Dubois gravit progressivement les échelons aussi bien dans la musique d’église, où il fut, entre autres, accompagnateur à Sainte-Clotilde (l’organiste y était alors César Franck), puis chef à la Madeleine où Camille Saint-Saëns était organiste, avant de lui-même lui succéder à la tribune (et de laisser sa place de maître de chapelle à Gabriel Fauré), et qu’au Conservatoire, après avoir été élève, il enseigna l’harmonie avant d’accéder à la plus haute fonction, celle de directeur de l’établissement. Dubois est d’ailleurs l’auteur de deux importants traités, l’un de contrepoint et de fugue, l’autre, largement utilisé au xxe siècle, d’harmonie.
Symphonie “française”, Andantino.
Comme le rappelle Alexandre Dratwicki, ces hautes positions et ces traités ont collé à Dubois une étiquette de compositeur académique et, partant — extrapolons un peu —, ringard. Cette réputation n’était que confirmée par une partie de sa production religieuse, composée de petits motets largement diffusés dans toute la France pour servir à diverses célébrations et qui, interprétés sans doute avec une certaine douceâtreté dans des cadres d’une molle religiosité, n’auront pas non plus concourru à la postérité de Dubois. Les œuvres choisies pour dresser le présent portrait viennent plus que nuancer — renverser ce portrait. Oui, comme le dit A. Dratwicki, Dubois fut « un homme de son temps », cela n’empêche pas ses deux symphonies de se parer de belles couleurs orchestrales et d’inspiration, ni son beau Quatuor avec piano de regorger de lyrisme, ni sa Messe pontificale d’offrir un pendant brillant au Requiem de Fauré, par ses courbes souples et sa clarté d’écriture. Le mélomane d’aujourd'hui peut entendre chez Dubois un mélange de Fauré, mais aussi de Mendelssohn, de Massenet, de Franck et de Schumann, et l’élan de sa Symphonie no 2 n’est pas sans rappeler les Russes — le début peut faire penser à Une nuit sur le Mont-Chauve de Moussorgski. Mais le mot “mélange” n’est pas exact, il faudrait plutôt parler de synthèse. Dubois semble trouver au milieu de tous ses devanciers et ses contemporains une voie plus qu’intéressante : prenante. Au xviiie siècle, on pouvait écrire dans une critique que tel acteur ou tel musicien « a fait plaisir » ; eh bien il me semblerait tout à fait juste de dire que la musique de Dubois fait plaisir et fourmille de trouvailles en même temps qu’elle soigne la forme. Il est évident que si M. Dubois était un homme plutôt discret et d’un caractère réservé voire timide, sa musique, elle — du moins dans certaines pages nombreuses —, ne manque pas d’expansion ni d’expressivité.
Pour défendre ces pages, on retrouve en bonne place Hervé Niquet, le Flemish Radio Choir et le Brussels Philharmonic, partenaires privilégiés du Palazzetto Bru Zane chargés ici de tout le versant sacré (CD 2) ainsi que de la Symphonie no 2 en si mineur, laquelle ouvre le premier CD de son début tonitruant. Y avait-il meilleure manière de balayer les appréhensions ? Hervé Niquet et le Brussels Philharmonic livrent de cette grande symphonie une lecture pleine de souffle et d’enthousiasme, dessinant les contrastes d’une main sûre, sculptant les mélodies. Chef et orchestre excellent à maintenir une tension constante qui tient l’auditeur en haleine même dans les passages élégiaques. On notera le caractère tout à fait mendelssohnien du Scherzo Allegretto, qui se répercute au début de l’Allegro con moto final et optimiste, lequel opère ensuite une récapitulation et rappelle les sombres moments du premier mouvement comme les heures plus douces du second — le tout enlevé d’une main de maître qui bichonne tous les éléments et emporte l’adhésion. Assurément, cette symphonie a tout pour plaire, et elle trouve ici une version de référence.
Commencer par un tel monument met les autres œuvres et interprètes en positions délicate : la Sonate pour piano qui complète le CD 1 ne m’a guère convaincu — je l’ai trouvée trop sèche, et ne m’y attarde donc pas. L’autre symphonie proposée ici, intitulée Symphonie française, est confiée aux instruments anciens de l’orchestre Les Siècles et à la baguette de François-Xavier Roth. Elle laisse un sentiment à peine mitigé en regard la Symphonie no 2. La faute, sans doute, à un premier mouvement trop en demi-teinte, à une interprétation un poil trop monolithique qui ne sollicite pas aussi immédiatement l’attention de l’auditeur. J’aurais souhaité, en particulier dans ce premier mouvement, davantage de force dans les nuances et de netteté dans les contrastes. Il faut toutefois signaler une admirable clarté du rendu de l’écriture. Les mouvements suivants sont, à mon sens, plus réussis, en particulier le très bel Andantino tout en douceur où l’art des couleurs des Siècles fait merveille. Là où Hervé Niquet sculpte un grand ensemble, la vision de François-Xavier Roth s’attache davantage aux détails — on notera particulièrement la qualité des phrasés — et demande donc à l’auditeur une attention différente. Les deux visions, à vrai dire, se complètent bien, et les deux symphonies s’écoutent avec beaucoup de plaisir.
O Salutaris.
Le versant sacré souffre d’une certaine inégalité. Difficile en effet pour les petits motets d’exister à côté de la superbe Messe pontificale qui est ici donnée dans une version arrangée. C’est peut-être, parmi les œuvres proposées dans ce Portrait, la plus ancienne, puisque sa version originelle a été composée par Dubois pendant son séjour à la villa Médicis, en 1862 ; voulant la réentendre en 1892, il la proposa à Saint-Eustache mais « ne voul[ut] pas la produire de nouveau sans lui faire un bout de toilette » (Souvenirs), et la réorchestra donc. Cette version réorchestrée était cependant introuvable (suite à un recatalogage, elle a depuis réapparu) ; aussi Alexandre Dratwicki a-t-il réalisé un arrangement à partir de la version pour deux claviers — arrangement très réussis dans le choix des couleurs et qui ne dépare pas à côté des symphonies. On connaît les qualités du Flemish Radio Choir comme celles de tous les solistes — Chantal Santon, Jennifer Borghi, Mathias Vidal, Alain Buet —, on connaît les affinités d’Hervé Niquet avec ce type de répertoire, et la Messe s’avère une grande réussite qui séduit par son charme mélodique et son ambiance jamais pompeuse.
Je me demande s’il n’eût pas été opportun de laisser les motets respirer et de les séparer de la grande Messe, en les rapprochant, par exemple, du Quatuor avec piano. À défaut, on les goûtera probablement mieux en les écoutant à part. Pas de quoi, cependant, entâcher les réjouissances : expérience faite, commencer par le Panis angelicus pour mezzo-soprano solo, chœur, instruments et orgue, doté d’une introduction, fonctionne bien. Les trois premiers motets ont en commun la voix de mezzo-soprano solo, ici Marie Kalinine qui les illumine de son timbre chaleureux bien éloigné des “voix de messes”, qui rappellera que de telles partitions gagnent à être défendues par des voix qui ont une vraie personnalité. On goûtera aussi la finesse de la performance des instrumentistes, et en particulier de l’organiste François Saint-Yves qui sait soutenir sans s’effacer. L’ambiance est réservée, mais on trouve ici un curieux mélange de sentiment religieux et d’influence du monde profane sans pour autant qu’on ait l’impression d’écouter des motets opératiques (dont le langage est le plus évident dans l’Ave verum pour mezzo-soprano et orgue, sans chœur, peut-être le moins intéressant des trois). On trouve finalement dans ces pièces quelques restes de la théâtralité très présente dans la musique religieuse de l’âge baroque et classique, mais adaptée à la mode xixe, à la mode post-Génie du christianisme ; cela a été bien compris par Hervé Niquet et ses musiciens qui rappellent avec ce versant sacré du portrait de Dubois que la la musique religieuse a eu ses fastes encore à la fin du xixe siècle, et ne se limite pas aux compositions chorales qui terminent le disque avec amabilité.
Quatuor avec piano, Andante molto espressivo.
C’est sur le Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano en la mineur que le portrait s’achève ; il est confié au quatuor Giardini. Si la Symphonie no 2 par Hervé Niquet était le drame, le Quatuor par les Giardini est le lyrisme — quoique les deux, en réalité, se mêlent. L’une et l’autre œuvre comme l’une et l’autre interprétation bénéficient d’une ardente intensité et évitent ainsi à cette belle élégie de sombrer dans la niaiserie, qu’elle ne frôle d’ailleurs même pas. Comment ne pas penser à Fauré à l’écoute du début in medias res de l’Allegro agitato, à l’écoute des mélodies à l’octave des cordes frottées (comme dans le Trio avec piano de Fauré), de ce lyrisme exacerbé ? Les Giardini sont sans reproche, et l’on peine à imaginer lecture plus dense, plus maîtrisée tout en restant parfaitement expressive, magnifiant les mélodies par un phrasé raffiné et une sonorité aussi riche et chaleureuse que brillante (“miroitante”, même). Le Quatuor compte au nombre des pages les plus réussies de Dubois, et ce qu’en font les Giardini est sans nul doute un des sommets de la discographie.
Dans la « Note préliminaire » de ses Souvenirs, Dubois prévient son lecteur : il ne doit pas s’attendre à du grand style, et la vie de l’auteur est racontée « comme on parle » ; sa musique n’est pas sans rapport avec cette facilité : c’est la musique d’un compositeur qui a beaucoup étudié, qui a beaucoup écouté et beaucoup admiré, une musique habile, jamais maladroite, et dans laquelle l’imagination glisse sans renier les maîtres aimés, sans les plagier non plus, mais en s’en souvenant et en se souvenant en particulier, sans doute, de ce qu’on y a goûté ; avec « un caractère plus familier, moins apprêté » que ne le laissent croire les titres de directeur du conservatoire et d’organiste de la Madeleine ou les épithètes d’académique et d’officiel sur lesquels on s’est trop longtemps arrêté, c’est une musique qui regarde déjà, sans doute, vers un post-romantisme exigeant. Musique de bon aloi, sans assez d’innovations pour certains ? Peut-être, mais musique avant tout.
INFORMATIONS
Symphonie « française »
Les Siècles
François-Xavier Roth, dir.
Symphonie no 2
Messe pontificale
Panis angelicus, deux O Salutaris, Ave verum, deux Ave Maria.
Chantal Santon, Jennifer Borghi, sopranos
Marie Kalinine, mezzo-soprano
Mathias Vidal, ténor ;
Alain Buet, baryton
Flemish Radio Choir
Brussels Philharmonic
Hervé Niquet, dir.
Sonate pour piano
Romain Descharmes.
Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano
Quatuor Giardini.
3 CD et un livre, Palazzetto Bru Zane, Ediciones Singulares, 2015.
D’AUTRES ARTICLES
Jakub.
On dit toujours force mal des réseaux sociaux, mais sans…