par Loïc Chahine · publié dimanche 17 janvier 2016 · ¶¶¶¶
Parmi les œuvres pour clavier de Bach, les six Partitas se sont rapidement imposées parmi mes cycles préférés. À la fois riches, variées et substantielles, elles sont plus digestes que les deux volumes du Clavier bien tempéré — qui ne sont certainement pas faits pour être joués, comme on le fait au disque, et c’est justice, d’une traite —, moins longues que les Goldberg (que j’aime aussi, au demeurant, mais qui demeurent plus difficiles), puisque chaque partita forme un tout. Elles constituent sans doute un excellent moyen terme pour entrer dans l’univers de l’œuvre pour clavier de Bach.
Bach lui-même devait les tenir en estime, puisque c’est la première œuvre qu’il publie (l’expression Opus I figure en caractères presque aussi gros que ceux du nom de l’auteur), peu après son arrivée à Leipzig, à partir de 1726, d’abord en volumes séparés, puis réunies en un seul en 1731. Ont-elles été composées auparavant, et Bach a-t-il fait le choix de celles-ci plutôt que du Clavier bien tempéré ou des Suites françaises ou anglaises pour la publication ? Ou bien a-t-il composé ces suites spécifiquement pour qu’elles soient publiées ? On l’ignore ; on sait seulement que trois des partitas se trouvent dans le Clavier-Büchlein pour Anna Magdalena de 1725 — cette date, bien rapprochée de celle qui marque le début de la publication en volumes séparées, ne permet pas de tirer de conclusions. Quoi qu’il en soit, il faut se rappeler que la gravure de musique était un procédé long et coûteux ; l’impression aussi, d’autant que le papier, en ce xviiie siècle, est encore très cher. Si l’on ajoute à cela que la publication musicale reste marginale dans le monde germanique à l’époque (bien différent en cela de ce qui se passe au même moment à Paris), il apparaît clair que Bach n’allait pas faire imprimer la première petite chose de sa composition qui lui passait sous la main, et qu’il a très certainement mûrement pensé son choix.
De fait, les Partitas sont parées de séductions ; tout en prenant l’allure de suites comme il s’en publie alors beaucoup en France — et ces livres voyagent, et la France est à la mode, on écrit d’ailleurs volontiers ses pages de titres en français, comme le fera Telemann pour la deuxième partie des Sonates méthodiques —, tout en employant la métrique de danses pour la plupart des mouvements, elles varient la forme des préludes, s’inscrivant tantôt bien dans la forme de la suite (Præludium pour la première, Præambulum pour la cinquième), suggérant ailleurs un monde plus opératique ou du moins orchestral (Sinfonia pour la seconde, Ouverture pour la quatrième), renvoyant enfin davantage au clavier dans les deux autres (Fantasia pour la troisième et Toccata pour la sixième). On pourra objecter qu’il ne s’agit là que de noms divers qui recouvrent parfois des réalités finalement proches ; nous en convenons, mais si Bach a choisi cette variété de désignations, n’était-ce pas pour suggérer à qui la lisait une variété de forme ? Il paraît improbable que, pour une première publication, quoi que ce soit ait été laissé au hasard.
L’appellation de Partitas paraît, en revanche, obscure : pourquoi ce titre italien pour des œuvres qui doivent bien plus à leur influence française ? Le titre du recueil est Clavir-Ubung (sic, pour Clavier-Übung), et rappelle les deux recueils intitulés Clavier-Übung composés et publiés à la fin du xviie siècle par Johann Kuhnau, prédécesseur de Bach à Leipzig. Or, les suites des recueils de Kuhnau portent le nom de Partien, équivalent allemand de Partitas. Bach a-t-il voulu, en reprenant la terminologie de son prédécesseur, montrer qu’il s’inscrivait dans une certaine tradition ? A-t-il voulu, en reprenant le titre italien — on trouve d’autres mots italiens comme titres de certaines pièces, puisqu’il y a quatre fois Corrente et deux fois Courante, toujours Sarabande, mais Tempo di Gavotta et Tempo di Minuetta (sic) — montrer que son inspiration était autant italienne que française et s’inscrire dans la dynamique, fort en vogue alors, de la réunion des goûts ? Si Bach emploie à nouveau le mot de partitas pour les suites qui figurent à côté des sonates pour violon seul, le terme reste relativement mystérieux.
Ce qui semble présdier aux Partitas, c’est la variété. À côté des Galanterien, des pièces plus savantes ; il faut que chacun, dans les acheteurs potentiels, y trouve son compte ; il s’agit de plaire aux Liebhabern, aux amateurs (ceux qui aiment), donc de suivre (un peu) la mode. Ainsi, on trouvera, à côté des pièces destinées aux clavecinistes les plus aguerris (la Sinfonia d’ouverture de la Partita no 2), d’autres morceaux étonnamment simples (comme le menuet de la Partita no 1), peut-être placés là dans le but que les débutants aient quelque chose à jouer dans cette première publication de Bach. Difficile toutefois de ne pas admirer la richesse contrapuntique de la plupart des pièces et l’aspect fugué de plusieurs mouvements. Bien des mouvements identifiés par leur titre comme des danses en dépassent largement le cadre, au premier rang desquels l’allemande de la Partita no 4, de près de dix minutes (!) ; comme l’écrit David Schulenberg, « Froberger ou même Couperin auraient pu avoir des difficultés à l’identifier comme [une allemande]1 ».
Pour servir cet important recueil, Jean-Luc Ho a choisi non pas un mais six clavecins — un pour chaque partita — qui illustrent bien la diversité des instruments. Les uns sont plus grandioses, les autres plus agiles ; certains plus nasillards, rappellent les instruments italiens (c’est le cas, par exemple, du clavecin d’Émile Jobin d’après Johann Fleischer, Hambourg, 1716), d’autres les français (peut-être le clavecin de Guillaume Rebinguet-Sudre d’après Michale Mietke, Berlin, ca 1710). Cette diversité répond bien (plus qu’elle n’illustre à proprement parler) à celle des inspirations de Bach : on reconnaîtra son goût pour la musique française dans telle pièce (l’aimable sarabande de la Partita no 6), sa connaissance de la séduction italienne dans certaines pièces vives (l’étonnante allemande de la même partita, pour regarder tout près), et puis, bien sûr, son univers propre… avec un goût prépondérant pour les jeux qui allient rythmes et registres (entre autres, la gigue de la Partita no 1, le Tempo di minuetta de la no 5).
Mais l’instrument ne fait pas tout : encore faut-il qu’un musicien le touche. Jean-Luc Ho trouve le caractère qui convient à chaque pièce mais ne le surjoue pas ; il magnifie les contrastes (y compris, et même surtout à l’intérieur de chaque pièce) sans jamais les exacerber. La registration choisie est souvent intéressante, et enrichit encore le “panorama” des clavecins, tout en le mettant au service, bien sûr, de la musique. Le toucher est sage mais jamais plat. Ce qui frappe, c’est le mélange d’apparente spontanéité (qu’illustrent bien, par exemple, les premières mesures du prélude de la Partita no 1) et de rigueur — car de rigueur, et de construction, cette lecture n’en manque pas. Les différentes voix sont toujours claires, leur imbrication parfaitement lisible, les mélodies qui servent de base à l’élaboration complexe de Bach sont habilement conduites. Même les pièces les plus calmes, comme l’allemande de la Partita no 4, semblent habitées d’un véritable bouillonnement intellectuel. D’une reprise à l’autre, de légères variation d’agogique se font entendre… Et comment résister à la tendre sarabande de cette même partita, à son charme mélodique, à la suspension à deuxième mesure ? Rien d’affecté ici, mais beaucoup de délectation. Dans ces vastes six Partitas, Jean-Luc Ho sait allier la modération (voire la modestie) à la puissance des passions et livre une leçon de tempérance.
Pour toutes ces qualités, parce qu’elle illustre les mondes divers que sont des clavecins différents, parce que les Partitas de Bach sont assurément une de ses œuvres fondamentales, cette intégrale est certainement un must de la discographie.
1. David Schulenberg, The Keyboard Music of J. S. Bach, Second Edition, Routledge, 2006, p. 335. ↑
Partita 2, Sinfonia
Partita 1, Gigue
INFORMATIONS
Jean-Luc Ho, clavecins d’Émile Jobin, Jonte Knif et Arno Peito, Philippe Humaeau, Guillaume Rebinguet-Sudre, d’après des modèles de facteurs allemands.
3 CD, NoMadMusic, 2015.
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