par Loïc Chahine · publié lundi 28 decembre 2015 · ⁜
Dans le premier disque de l’ensemble Aliquando, dirigé par la violoniste Stéphanie Paulet, consacré à Louis-Gabriel Guillemain, une pièce avait particulièrement retenu mon attention : une sonate de « pièces de clavecin (…) avec accompagnement de violon » en sol majeur — autrement dit, une sonate pour clavier obligé et violon. Cet exercice ordinairement si difficile à cause de l'équilibre à trouver et à maintenir avait ici une allure d’évidence telle que ledit équilibre, justement, entre le violon et les deux voix du clavier se passait de tout commentaire. Voilà qui sacrait d’emblée Stéphanie Paulet comme une chambriste d’exception et faisait souhaiter d'en entendre davantage. Nous y voilà, avec Mozart, pour trois sonates (une de 1778, deux de 1781) « pour Pianoforte avec accompagnement d’un violon » et deux fantaisies pour pianoforte seul. La violoniste y forme un duo exemplaire avec Yasuko Uyama-Bouvard.
Dès les premières mesures — sonate en mi mineur KV 304 —, on est touché par le caractère inouï du timbre, doux, presque plaintif, sans affectation. C’est une voix que ce violon-là, même si ce n’est pas une voix humaine. Tout au long des trois sonates, cette qualité de couleur du son (et des attaques) ne se démentira pas ; elle s’alliera à un phrasé d’une densité et d’une efficacité qu’il serait superflu de vouloir décrire — il suffit d’écouter le début de la sonate en mi bémol majeur KV 380 et d’entendre comme chaque note est conduite.
Ce mélange de sobriété et de densité émotionnelle est partagé par les deux interprètes, car Yasuko Uyama-Bouvard n’est pas en reste. Le début de la fantaisie en ré mineur KV 397 est très éloquent à cet égard : point de grand effet, d’air inspiré, de rubato, de brume de pédale, mais une régularité presque austère, inattendue dans cette pièce — inattendue, parce qu’inhabituelle, sans doute, alors qu’il n’y a nul besoin d’en faire plus que ce que fait la pianofortiste. Ce savant dosage, ici particulièrement remarquable mais présent partout dans la lecture des deux interprètes, est d’une force bien plus grande que toute surcharge ; il restitue la musique dans toute sa pureté, et donc son efficacité. Dans toutes les pièces, la dramaturgie est fine, mûrement pensée, les contrastes tantôt raisonnables, tantôt plus emportés.
Pour autant, il ne faudrait pas croire que les interprètes manquent d’implication. Tout au contraire : les deux musiciennes trouvent l’équilibre non pas dans une distance respectueuse, une espèce de politesse compassée, mais dans la constance et l’égalité de leur engagement. Imagine-t-on Mozart et son (sa) partenaire musical(e) jouer sans avoir l’air d’y toucher ? Certainement pas. Aussi Stéphanie Paulet et Yasuko Uyama-Bouvard y touchent et s’éloignent de la musique où « jouer n’existe plus », où « l’activité musicale n’est plus jamais (…) pétrisseuse, mais seulement liquide1 » : ici, les instrumentistes pétrissent, sculptent le discours musical et l’auditeur est invité à le saisir — aussi bien dans le sens de comprendre que dans celui, plus charnel, de toucher et d’être touché. Cette lecture aussi viscérale que finement intellectuelle — il ne faut pas négliger l’aspect formel des sonates — semble souvent être le dialogue non des deux instruments entre eux, mais de la musique avec son destinataire (nous). Tout se passe comme si la symbiose entre la violoniste et la pianofortiste se communiquait à l’auditeur, donnant une puissance supplémentaire au propos.
Le propos lui-même est ciselé de main de maîtres (ou de maîtresses — avec d’ailleurs, pourquoi pas, ce que peut avoir d’amoureux ce mot, car il y a de l’amour entre Stéphanie Paulet, Yasuko Uyama-Bouvard et ces sonates et fantaisies). Ainsi, rarement on aura entendu les arpèges (qui pourraient n’être que figure d’accompagnement de l’autre voix mélodique) sonner comme des mélodies, au pianoforte comme au violon. Aucune phrase n’est laissée dans l’ombre, tout est considéré comme important (« Pour l’âme humaine, il n’y a pas de petits riens2 »). Et cet irrésistible motif mélodique tout simple, avec sa note répétée, au début du passage en majeur dans le Tempo di Menuetto de la sonate en mi mineur, en avait-on bien senti la sensibilité ? Ce même trio avait-il déjà sonné, en sa fin, avec une telle intensité — cette intensité qui donne un petit frisson ? Peut-être, et peu importe : ce miracle, s’il a déjà eu lieu, a été rare, et sa répétition ne l’est pas moins — cet enregistrement se place donc parmi ceux qui sont d’exception.
« Il y a des particules de temps qui diffèrent des autres comme un grain de pouvre diffre d’un grain de sable. Leurs apparences sont presque les mêmes, leurs avenirs non comparables3. » Ainsi, ce disque fait partie de ceux qui — comble pour de la musique, c’est-à-dire pour un art du déroulement — semblent avoir le pouvoir d’abolir le temps, comme si ce temps était soumis au bon vouloir des interprètes ; il fait partie de ces disques dont l’évidence est telle qu’on n’a guère le temps de se demander si on les aime ou non : on est immédiatement conquis, et durablement sous le charme.
1. Roland Barthes, « Musica Practica », dans L’Arc, février 1970, repris dans L’obvie et l’obtus, Seuil, 1982. ↑
2. »Für die menschliche Seele gibt es keine Kleinigkeiten.« Hugo von Hofmannsthal, L’Incorruptible, acte I, scène xii. ↑
2. Paul Valéry, Tel quel, « Rhumbs », Gallimard, Folio, 2014, p. 229. ↑
Sonate en mi bémol majeur, I, Allegro
Sonate en mi mineur, II, Tempo di Menuetto
INFORMATIONS
Sonates en mi mineur KV 304, en mi bémol majeur KV 380 et en sol majeur KV 379. Fantaisies en ré mineur KV 397 et en ut mineur KV 475.
Stéphanie Paulet, violon de Christian Bayon d’après Giuseppe Guarneri (archet de Nicolas Duchaîne I, ca.1780)
Yasuko Uyama-Bouvard, pianoforte copié d’après Walter par Christopher Clarke
1 CD, 68’03, Hortus, 2015.
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