par Loïc Chahine · publié dimanche 6 decembre 2015 · ⁜
Les jours d’après les attentats de Paris, il était difficile de trouver qu’écouter. Une seule chose, quasiment, me venait à l’esprit : ces airs de Cavalli gravés par Mariana Flores (rejointe par la mezzo-soprano Anna Reinhold ainsi, à la toute fin, que par deux autres chanteurs) et l’équipe de la Cappella Mediterranea (enrichie de quelques membres de Clematis), sous la houlette attentive et bienveillante de Leonardo García Alarcón. Parce qu’ils forment un kaléidoscope d’émotions, avec toujours une forme de noblesse d’âme, parce qu’ils ont l’air de s’adresser à l’intime, parce que le début du premier disque est à lui seul une espèce de baume, c’est vers cet enregistrement d’exception qu’allait mon inclination. Parce qu’aussi en embrassant les émotions humaines dans leur variété, ce double disque a l’air de répondre à ce vers : « La joie venait toujours après la peine ».
Comment rendre justice à ces Heroines of the Venetian Baroque ? Comment rendre justice à un tel chef d’œuvre ? Disons-le d’emblée : nous n’y parviendrons pas. Ici, Mariana Flores, Leonardo García Alarcón et la Cappella Mediterranea ont mis, ce me semble, la barre plus haut encore que les fois précédentes — et ce n’est pas peu dire. C’est peut-être une autre raison du rapprochement des attentats et de ce projet : d’un côté dans l’horreur, de l’autre dans la beauté, on est dans l’au-delà du dicible. Hâtons-nous d’ajouter : heureusement, d’ailleurs, que la beauté aussi peut s’épanouir dans cet au-delà du dicible. Le concert nous l’avait déjà dit, le disque nous le répète à l’envi, et c’est assurément un disque qui restera dans les annales.
Le projet, tout d’abord, est louable. À l’heure où il est de plus en plus difficile de produire des intégrales d’opéra et de les enregistrer dans de bonnes conditions, a fortiori quand il s’agit d’œuvres peu connues, cette « anthologie » est bienvenue, parce qu’elle n’est pas ordinaire : elle part de la première œuvre lyrique de Cavalli que nous ayons conservée, Le Nozze di Teti e di Peleo (1639) et parcourt les vingt-sept opéras qui nous sont parvenus (dont quelques-uns ont déjà eu les honneurs du disque ou du DVD, comme Elena, Giasone, Xerse, Artemisia, Statira, Didone, Rosinda, Gli amori di Apollo e Dafne) jusqu’à l’ultime Eliogabalo. C’est une anthologie raisonnée. Et puis, n’ayons pas tant de mépris pour le mot “anthologie”, qui est l’équivalent de florilège : après tout, c’est une jolie métaphore que celle de recueillir des pièces (de poésie ou de musique) comme des fleurs, comme pour en faire une guirlande.
Notons encore que le livre qui accompagne les deux disques est rempli de textes fort intéressants aussi bien sur la genèse du projet que sur les œuvres, leur musique, leurs poèmes, et même d’un petit commentaire de chaque extrait choisi. Et parmi les quarante extraits retenus, il y a de tout : des lamenti, mais aussi des quasi canzonette, des duos, des ritournelles et même un quatuor !
Ce qui frappe, c’est l’expressivité. Il n’y a ici rien d’histrionique, tout est parfaitement dosé, soigneusement maîtrisé, avec ce qu’il faut de retenue comme d’abandon : la sprezzatura n’est pas un vain mot ; elle est un idéal, mais un idéal qui s’adresse à l’homme (ou à la femme) de cour ; il s’agit donc, aujourd’hui, de trouver le bon équilibre, sans oublier que cette nonchalance, comme on traduit parfois le néologisme de Castiglione, est calculée. Tout cela, ici, nous l’avons.
Et puis il y a cette épineuse question du texte. Quand bien même on parlerait italien, on ne maîtrise pas forcément à la perfection l’italien poétique du xviie siècle et ses complexités, surtout à l’écoute, c’està-dire sans pouvoir appréhender la totalité de la phrase par sa vue. Or, cette musique vénitienne a bien la réputation d’être fondée sur le texte — et elle l’est en effet. Alors, si on ne comprend pas ? Ici, la question ne se pose plus : parce que Cavalli a bien composé, mais aussi parce que les interprètes ont tout fait pour le comprendre et le restituer, on comprend soi-même immédiatement, ou du moins on sent, on devine. Ainsi, à la première piste, quand Mariana Flores chante, quand s’élèvent les sons des cordes pincées, on sait, quasi instinctivement, que ça parle un peu de cul. On regarde les paroles : effectivement, c’est Vénus qui fait un numéro de charme :
Mira questi duo lumi — Regarde mes deux yeux — mais ces yeux, lumi, sont aussi des lumières…
Odi questa mia voce — Écoute ma voix — Mais bien sûr, qu’on va écouter ! Et comment !
Bacia questa mia bocca — Baise ma bouche
Palpa questo mio petto — Palpe ma poitrine
Et à chaque vers, le démonstratif (questo, questa, questi : ces miens yeux, cette mienne voix, cette mienne bouche…) : Vénus montre, elle s’offre, et, comme dirait Fabrice Luchini à propos de telle phrase de Jean Genet, « c’est une ouverture, c’est pas du tout psychologique, c’est welcome ». Et tout cela, même si on ne le comprend pas comme on comprend un langage avec un sens exact, précis, délimitable, on le sent.
La peinture de Vénus la plus réussie n’est pas celle où l’on reconnaît la déesse parce que l’artiste l’a représentée avec ses attributs mythologiques habituels ; c’est celle où l’on voit une femme qui est la beauté, la sensualité, la séduction. Il n’y a alors pas besoin de passer par l’étape « c’est Vénus, donc c’est la beauté, etc. » C’est ce rapport direct que la Cappella Mediterranea parvient à créer ici. Et quand Mariana Flores chante, de la beauté, de la sensualité, il y en a.
Un peu plus loin, c’est le lamento de Procris dont la douleur de se voir délaissée par Céphale sera si forte qu’elle ira se murer dans le silence : Eccessivo è’l dolor quando egli è muto… Là encore, l’accord entre les mots et les sons est éloquent. Bien sûr, que l’on goûtera encore mieux si l’on sait que sur cet intervalle, attaqué avec tant de douceur, Procris / Mariana Flores dit assassin ou douleur — mais même si on ne le sait pas, on le ressent avec acuité. C’est comme si le lien entre le signifié et le signifiant était renoué.
Encore un peu plus loin, avec l’excellente Anna Reinhold cette fois, Médée est incarnée. On entend qu’il y a quelque chose de menaçant, qu’elle trame, qu’elle invoque quelque puissante souterraine et que ce n’est pas pour faire du bien. On ne sait plus ce qui vient de Cavalli — cette note de basse répétée, comme un motif à la fois simple et inquiétant, cette montée de la voix — et ce qui vient des interprètes : est-ce que cela serait aussi bien si c’en étaient d’autres ? Nous ne le croyons pas, car jamais Cavalli ne nous avait paru aussi grand qu’en ces deux disques.
Il faudrait détailler ainsi toutes les pièces ou presque. Il n’y a pas une minute qui n’ait son charme, de « Dimmi Amor » (CD 1, piste 11), où les arrêts de la voix semblent appeler les réponses aux questions que formule le texte, au délicat balancement de la ritournelle de « Non col ramo » (piste 12), de « Restino imbalsamate » qui a l’air de graver par la musique même le souvenir dans le marbre — la douceur, la voix la donne à ressentir — à l’irrésistible motif mélodique sur « Moro nella tardenza » (piste 12), de l’évidence du dépit de « E vuol dunque Ciprigna » (CD 2, piste 14) à la nostalgie qui le suit dans l’arioso « Ma in amor ciò ch’altri fura » (« Plaisir d’amour ne dure qu’un moment… » n’est pas loin), du rire communicatif de Varleria et Elisa (piste 17) à la langueur infinie du quatuor final de l’ultime opéra, Eliogabalo, d’une densité stupéfiante, tout nous transporte. Partout, les lignes sont magnifiées par un chant aussi charnel que noble, partout triomphe un véritable lyrisme qu’alors même que nous connaissions Cavalli déjà, nous avons l’impression de découvrir. Il s’agit ici non de raconter le drame de chque opéra, mais de poétiser l’émotion ressentie par tel(s) personnage(s) à tel moment qui a été extrait de l’œuvre. Et de l’émotion, et de la poésie, il y en a.
Mariana Flores est ici une véritable enchanteresse, par son timbre toujours aussi séduisant, bien sûr, mais aussi par l’absence d’affectation, la simplicité, le naturel, l’évidence qu’elle parvient à déployer. Si la réussite du projet, bien entendu, lui doit beaucoup, on en doit autant aux instrumentistes ainsi qu’aux autres chanteurs — et en particulier à Anna Reinhold qui, quoique plus en retrait que lors des concerts, montre ici l’étendue de son talent : une étendue que l’on espère pouvoir mesurer mieux dans d’autres disques à venir, car sa Médée est aussi l’un des moments forts de ce programme Cavalli. Le continuo est plus qu’exemplaire de variété comme d’unité, il est de référence. Ici encore, les effets sont aussi mesurés qu’efficaces et prenants. On se demande comment on pourrait supporter qu’il soit autrement, tant les personnalités des instruments et des instrumentistes — auxquels le chef rend d’ailleurs un bel hommage dans le livret du disque — s’agencent et se complètent. Les ritournelles instrumentales n’ont pas moins d’appas. On s’étonnera peut-être que je ne m’étende pas davantage là-dessus. C’est que finalement, ce que l’on a envie de dire, c’est « écoutez ». Il n’y a pas besoin de réfléchir, ni d’analyser ou de décortiquer. On écoute, on vibre, on aime, on admire.
Il faut pourtant saluer le travail mené par Leonardo García Alarcón pour ramener à la vie qu’elles méritent ces pages. Par une fréquentation des partitions, il est parvenu à recréer ce qui manquait sans tomber dans l’extrapolation excessive ; il complète les chiffrages en s’inspirant des ritournelles, des ensembles, des endroits où les accords sont connus ; il choisit comment accompagner le chant en lisant avec soin le texte du poète et la manière dont Cavalli choisit de le rendre. Rien n’est laissé au hasard, mais ce n’est pas la fantaisie qui conduit les choix : ce sont les sources, les partitions, les traités. C’est sans doute cette maîtrise si complète du langage de Cavalli qui fait que la musique sonne ici avec autant d’évidence.
En 1895, Octave Mirbeau, dans son conte La hantise de l’hiver, écrivait : « L’homme ne peut souffrir que quelque chose de beau et de pur, quelque chose qui a des ailes, passe au-dessus de lui… Il a de la haine de ce qui vole au-dessus de sa fange, de ce qui chante au-delà de ses cris de mort ! » Nous supportons très bien que ce Cavalli beau, pur et ailé de la Cappella Mediterranea passe au-dessus des cris de mort que nous avons entendus, et même nous en réitèrerons le vol en le réécoutant souvent, que ce soit face aux horreurs auxquelles nous sommes confrontés, ou simplement pour notre doux plaisir.
Le nozze di Teti e di Peleo, «Mira questi duo lumi»
Xerse, «Luci mie, che miraste»
INFORMATIONS
Extraits des 27 opéras conservés de Francesco Cavalli.
Mariana Flores, soprano
Anna Reinhold, mezzo-soprano
Cappella Mediterranea
Clematis
Leonardo García Alarcón, dir.
2 CD, 1h49’55, Ricercar (Outhere), avec la collaboration du Venetian Centre for Baroque Musique.
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