par Loïc Chahine · publié mercredi 20 mai 2015 · ¶¶¶¶
Après un premier disque qui était un portrait, celui du compositeur Louis-Gabriel Guillemain, portrait illustré par des pièces de formations diverses, l’ensemble Aliquando nous revient au disque en toute petite formation, réduit à Stéphanie Paulet, au violon, et Elisabeth Geiger à l’orgue — pas n’importe quel orgue : un magnifique instrument d’André Silbermann (Haguenau, 1730). Le titre de ce nouvel opus, sans doute, s’avèrera mystérieux au premier abord : Minoritenkonvent, le couvent des Minorités, celui de Vienne. De la musique religieuse ? Pas vraiment. Il s’agit en fait du lieu où est conservé un manuscrit qui, sous la cote XIV 726, renferme plus d’une centaine de sonates pour violon et basse continue. Quel était la destination de ce manuscrit ? comment est-il arrivé au couvent ? À vrai dire, on n’en sait pas grand-chose…
On connaît les auteurs de certaines des sonates : toutes ont un lieu avec la musique qui se jouait à Vienne et alentour, ce que précise d’ailleurs le titre complet du disque qui évoque aussi Prague et Kroměříž. Heinrich Ignaz Franz von Biber, bien sûr, Johann Heinrich Schmelzer, mais aussi Giovanni Buonaventura Viviani ou Antonio Bertali (qui n’est pas illustré dans le disque mais dont une œuvre figure dans le manuscrit), et quelques inconnus comme Johann Caspar Teubner ou Jan Ignác František Vojta. Allons-nous asséner les biographies de ces compositeurs ? Certes non. Il y a d’ailleurs une bonne raison à cela : ce n’est visiblement pas ce qui a intéressé le compilateur du manuscrit, car nombre de sonates restent anonymes.
Dans certains cas, on reconnaît une partie de la sonate : par exemple, la soixante-quinzième du manuscrit commence par le même Adagio que la sixième des Sonatae de Biber (1681) ; comme celle de Biber, la sonate du manuscrit propose ensuite une passacaille… mais ce n’est pas celle de Biber ! Dans la notice sur le manuscrit qui figure dans le livret du disque, Great Haenen indique également qu’une autre sonate ressemble à une œuvre de Walther mais se développe différement. Ceci nous invite à réfléchir à la place du compositeur, du « créateur » et au culte que nous lui vouons aujourd’hui. Dans bien des cas, le simple fait de proposer le nom d’un compositeur bien connu suffit à satisfaire certains mélomanes, et l’on se pâmera d’avance à la simple évocation d’Untel ou d’Unautretel.
« Ainsi quelques gourmets, savants sur l’étiquette
Jugent du rouge et du clairet
Par l’enseigne du cabaret,
Et décident des vers par le nom du poète. »
Fuzelier.
Il n’est pas sans risque de proposer un programme sans mettre en avant les noms connus et même, pis, en donnant à entendre des œuvres dont le compositeur n’a même plus de nom ! Que feront-ils donc, ces gourmets d’étiquettes, face à un programme dont presque la moitié est anonyme ? Sans doute passeront-ils leur chemin, et la musique leur adresse ici un pied de nez, car ce programme prouve avec éclat qu’il n’est guère besoin d’un nom célébré pour écrire de la belle musique. Car ce qui frappe, c’est la qualité constante des œuvres, leur homogénéité de style et d’inventivité.
Disons-le tout net, ce disque n’appelle pas de réserves. Si le programme est aussi intéressant que cohérent et enrichissant, il est aussi interprété avec une concentration — qu’au demeurant la sobriété de l’effectif annonce — qui force l’admiration. On goûte la riche palette d’atmosphères autant que l’absence d’effets de manche superfétatoires. On se délecte du phrasé moëlleux de Stéphanie Paulet, dont l’archet est souple et très-assuré, comme des sonorités variées de l’orgue Silbermann dont les aspérités n’ont pas été gommées par la belle prise de son d’Aline Blondiau (j’aime qu’on entende quelques bruits de mécanismes ou de touches). La longue passacaille de la sonate no 75 en ut mineur se transforme en trio concertant, donnant à entendre la qualité mélodique du jeu d’Elisabeth Geiger, qui excelle par ailleurs à trouver la registration et le ton juste, et qui d’un simple accord, au début de telle ou telle sonate (la première, par exemple), sait poser un décor. Il y a un vrai partenariat entre les deux artistes, et si le disque consacré à Guillemain donnait à entendre les qualités de Stéphanie Paulet comme chambriste, ces qualités ne se démentent pas ici : même si le violon a souvent la part belle, il ne prend pas le dessus on a l’impression qu’il s’intègre dans l’orgue, le complète ou l’étend. Peu de disques parviennent à une telle synthèse. Il serait vain, nous semble-t-il, d’accumuler les superlatifs. Minoritenkonvent est une illustration brillante, au violon et à l’orgue, du stylus phantasticus dans ce qu’il a de meilleur : les fulgurances, oui, mais point vaines, et surtout l’art de peindre et d’évoquer en vastes fresques variées et véritablement baroques. Mieux : en associant les deux instruments, cela devient une conversation intime entre deux personnes qui se connaissent bien et qui se retrouvent tranquillement, mais dans un grand lieu, lieu si grand qu’il est presque comme si le monde n’était qu’à eux.
Fuzelier associait par métaphore la poésie au vin. À tel jeu, et puisque ce disque paraît animé d’un souffle tantôt lyrique, tantôt épique, Minoritenkonvent est assurément un grand cru. Les disques ont cet avantage sur les bouteilles qu’on ne les vide pas : on peut les réécouter sans les racheter (à moins de les casser bien sûr, mais faites attention à vos affaires). Et celui-ci, on le réécoutera.
INFORMATIONS
Stéphanie Paulet, violon baroque
Elisabeth Geiger, orgue André Silbermann, Haguenau, 1730.
1 CD, 72’32, Muso, 2015.
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