par Loïc Chahine · publié dimanche 4 janvier 2015 · ¶¶¶¶
Si Albéric Magnard est tué dans les premiers mois de la guerre, c’est en 1918, et âgé seulement de 26 ans, que le compositeur liégeois Georges Antoine meurt. Il laisse derrière lui une dizaine d’œuvres : mélodies, pièces pour orchestre, musique de chambre — dont un quatuor avec clavier que Vincent d’Indy qualifia de « remarquable ». En fait, le co-fondateur de la Schola Cantorum avait même conseillé le jeune homme qui lui avait adressé la Sonate pour piano et violon et le Quatuor en 1916.
Ces deux œuvres, que les musiciens d’Oxalys ont enregistrées pour la collection “14–18” du label Musique en Wallonie, sont le fruit d’une gestation longue. Ainsi, la Sonate a été entamée dès 1912, créée une première fois en janvier 1914, révisée en 1915, puis encore, suite aux conseils de d’Indy, en 1917. Ainsi, elle comptait originellement quatre mouvements, dont les deux derniers sont jugés par leur auteur d’inspiration trop « ennemie » (c’est-à-dire, très probablement, germanique) en 1915, et transformés en « un seul morceau, plus large et plus lumineux ». Antoine précise dans une lettre à son frère : « j’ai conçu dans les tranchées les thèmes que j’emploie ».
Les tranchées, Georges Antoine les a connues, si l’on peut dire, de son propre vouloir : sa santé fragile l’autorisait à bénéficier d’un poste à l’arrière, mais il voulut, à toute force, s’engager ; cependant la maladie le tiraille à plusieurs reprises : il passe d’hôpitaux en hôpitaux, retourne au front (ainsi, il entrera dans Bruges reconquise en octobre 1918), le tout transportant avec lui la Sonate et le Quatuor commencé en 1914, achevé une première fois en avril 1916, puis révisé sur les conseils de d’Indy en 1917. Les temps de guerre ne lui laissent pas toujours tout le temps qu’il faudrait, de sorte que quand il envoie en mars 1918 le manuscrit de son Quatuor à son ami Georges Cahnter, c’est le seul manuscrit complet et propre qu’il possède qu’il lui fait parvenir en lui conseillant toutes les précautions possibles : il était difficile de trouver un copiste, ou du temps pour faire soi-même une autre copie.
La musique de Georges Antoine n’est pas d’un abord des plus aisé. C’est un mélange de thèmes d’un lyrisme impérieux — son maître Sylvain Dupuis parlera d’un « noble idéalisme » — mais inquiet et d’écriture extrêmement catalysé, extrêmement savante, de voix qui se tissent et se croisent. Dans le Quatuor en particulier transparaît, à mon sens, une genèse difficile ; tout semble ici soigneusement pesé, sans que les élans emportent la composition — il en résulte une écriture où se mêlent lyrisme et concentration. C’est peut-être aussi la musique d’un jeune homme qui tient à faire ses preuves, à montrer ce dont il est capable, à se montrer digne de l’enseignement qu’il a reçu.
À cet égard, l’interprétation proposée Oxalys restitue bien cette impression d’un élan contenu. Les sonorités sont rondes, chaleureuses et moirées, dès les premières mesures, marquées par l’entrée du très bel alto d’Elisabeth Smalt, dont on apprécie aussi la fine maîtrise du vibrato et le phrasé élégant — ses interventions “à découvert” sont particulièrement belles. On retrouve des qualités semblables chez Amy Norrington au violoncelle, avec un phrasé à peine moins retenu. La voix du violon apparaît plus mystérieusement, semblant en fait émerger des deux autres parties de cordes. Les quatre musiciens sont engagés, mais c’est dans les passages élégiaques que je les préfère — comme l’introduction “Assez lent[e]” du Quatuor ou son second mouvement, et en particulier son finale qui semble s’élever vers les éthers. Il faut noter la remarquable unité des quatre musiciens dont la cohésion n’est jamais prise en défaut. On retrouve chez tous un même souci de l’expressivité.
La Sonate pour violon et piano est d’un abord plus aisé, et on la rattache aisément à une certain tradition — les noms de Franck et de Lekeu viennent à l’esprit. Au demeurant, l’ambiance y est moins angoissée que dans le Quatuor, commencé et achevé en temps de guerre. On y goûte particulièrement — non que ce ne fût-ce déjà le cas dans le Quatuor, mais que ses qualités propres transparaissent mieux ici qu’il y a moins de monde ; mais qui écoutera attentivement les retrouvera aussi dans le Quatuor — le piano subtil de Jean-Claude Vanden Eynden, soutien attentif mais jamais effacé ; il est évident en l’écoutant qu’il sait ce qu’il veut faire des notes qui lui reviennent. Le violon de Shirly Laub inspire à peine davantage de réserve ; la technique, bien sûr, est impeccable, mais il apparaît qu’en plusieurs endroits de la Sonate elle avait tendance à “brûler ses cartouches” trop rapidement, à livrer dès le début un engagement trop entier ce qui laissait moins de marge de progression. Oh, rien là de rédhibitoire, et au demeurant cet engagement répond bien à ce que semble avoir été le caractère de Georges Antoine, et à sa jeunesse. D’ailleurs ce léger défaut ne se retrouve pas dans le Quatuor. En somme, elle sait sans doute aussi très bien ce qu’elle fait, comme j’ai dit de Jean-Claude Vanden Eynden — seulement, ça m’a moins parlé.
Il s’agit là d’un enregistrement de belle tenue qui documente une musique peu fréquentée, dans une lecture qui ne manque pas de séductions. On appréciera aussi les attraits de l’objet offert par Musique en Wallonie : le texte du livret est clair et documenté, les illustrations intéressantes et de belle qualité ; il est en particulier très réjouissant que le facsimilé de la lettre de Georges Antoine du 12 mars 1918 soit reproduite en intégralité, et non seulement une page comme une simple “image”.
Pour ceux qui l’ont faite, la guerre ne s’est pas complètement terminée le 11 novembre : ils en subirent encore les conséquences. Quand Georges Antoine meurt, le 15 novembre 1918, la guerre est finie, officiellement — il meurt des suites de la guerre, d’avoir traîné dans les tranchées, d’avoir malmené sa santé déjà fragile, de sorte qu’il n’entendra pas le succès de la première exécution de son Quatuor. Ce que livrent ici Oxalys et Musique en Wallonie, c’est le portrait d’un jeune compositeur qui avait vingt-deux ans en 1914 et s’engagea ; d’autres écrivirent de la prose ou des vers, lui composa de la musique ; aux photographies et dessins qui représente le « soldat musicien », comme l’appela Vincent d’Indy, se joint cette musique pour dépeindre un état d’esprit : à l’enthousiasme des idéaux s’y mêle l’angoisse de la réalité.
Quatuor, II, Assez lent, très expressif.
INFORMATIONS
Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano op. 6, Sonate pour violon et piano op. 3.
Oxalys
Shirly Laub, violon
Elisabeth Smalt, alto
Amy Norrington, violoncelle
Jean-Claude Vanden Eynden, piano
1 CD, 51’25, 2014, Musique en Wallonie, collection 14–18.
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