par Loïc Chahine · publié jeudi 22 janvier 2015 · ¶¶¶¶
L’histoire est la plus partiale des sciences. Quand elle s’éprend d’un homme, elle l’aime jalousement, elle ne veut plus entendre parler des autres Du jour où a été reconnue la grandeur de J.-S. Bach, tout ce qui était grand de son temps est devenu moins que rien. C’est à peine si l’on pardonne à Hændel l’impertinence d’avoir eu autant de génie de J.-S. Bach et beaucoup plus de succès. Les autres sont rentrés dans la poussière ; et plus que tous, Telemann, à qui la postérité a fait payer l’insolente victoire que, vivant, il remporta sur J.-S. Bach. Cet homme, dont la musique était admirée dans tous les pays d’Europe, depuis la France jusqu’à la Russie, et que Schubart appelait “le maître sans égal”, que le sévère Mattheson déclarait le seul musicien qui fût au-dessus de l’éloge, est aujourd’hui oublié, dédaigné. O ne cherche même pas à le connaître. On le juge sur des ouï-dire (…). Il a été immolé au zèle pieux des Bachistes.
Romain Rolland, « Autobiographie d’un illustre oublié », dans Voyage musical au pays du passé.
Près d’un siècle après leur publication, les propos de Romain Rolland restent d’une criante vérité. Si, certes, Telemann est moins oublié, il est toujours aussi dédaigné. On ne cherche même pas à le connaître — malgré le zèle de quelques musiciens à la défendre avec ardeur, la musique de Telemann souffre toujours du préjugé défavorable qu’on a porté sur elle. En réalité, mépriser Telemann, c’est mépriser nos ancêtres qui l’aimaient, c’est dire implicitement : ils ont eu du goût pour cela, ils avaient tort et heureusement nous avons plus de discernement qu’eux ; c’est aussi ne pas trouver idiote l’idée que des gens dont on estime la musique — J. S. et C. P. E. Bach, Händel — aient pu avoir un goût déplorable, les juger capable de composer, mais pas d’écouter les autres et de les apprécier.
On utilise la prolixité de Telemann comme argument contre lui : devant ses plus de deux mille cantates, sa quarantaine de Passions et sa vingtaine d’opéras, ses centaines d’ouvertures et de suite d’orchestre, ses centaines de concertos et de pièces de musique de chambre (solos, duos, trios, quatuors, quintettes), on fait une moue dédaigneuse et arguant que puisqu’il a tant composé, il a bien dû produire un certain nombre de qualité inférieure, on met tout dans un seul sac et on jette — comme si d’avoir ou plus ou moins écrit était un gage de la qualité : à tel compte, Beethoven, c’est “mieux” que Mozart, car Beethoven nous laisse moins d’œuvres, c’est donc qu’elles doivent être meilleures, et pour la même raison Magnard c’est “mieux” que Debussy et Ravel.
Bien sûr, on pourra le répondre que désormais l’œuvre de Telemann n’est plus si inconnu, qu’il fait l’objet d’un certain nombre d’enregistrements. À cet égard, outre le fait que les disques sont bien peu nombreux en comparaison de la quantité de musique — nombreuses sont les pièces qui n’ont été enregistrées qu’une fois, nombreux aussi les enregistrements faibles, et beaucoup d’oeuvres restent encore inédites —, il faut signaler que quelques parties de l’immense corpus ont monopolisé l’attention, deux principalement : d’une part, les suites pour orchestre où certes il y a de très belles pages, mais où à mon sens Telemann ne donne pas toujours le meilleur de lui-même (d’ailleurs, imaginerait-on ne connaître de Bach sur les suites d’orchestre et, disons, les concertos ? quelle serait la réputation du Cantor sans les deux Passions, quelques cantates et pièces pour clavier ?), d’autre part les quatuors dits “parisiens”, qui bénéficient assurément d’une inspiration plus constante, mais qui ne mériteraient sans doute pas d’éclipser tous les autres quatuors et les trios. D’autant qu’il y a là sans doute une espèce de fétichisme du nom, car les douze quatuors généralement admis comme parisiens ne forment pas en fait un groupe homogène : les six premiers ont d’abord été publiés à Hambourg dans un recueil intitulé Quadri (1730), recueil réédité à Paris plus tard ; ces quatuors sont destinés à la même formation que les Nouveaux Quatuors de 1738, dont l’édition princeps est parisienne ; il est cependant à noter que l’écriture est quelque peu différente d’un recueil à l’autre et que les Nouveaux Quatuors sont environ deux fois plus longs que les Quadri.
En ce qui concerne les autres pièces de musique de chambre, il faut piocher çà et là. Il y a de bons disques, d’autres bien moins réjouissants et qui semblent se faire un devoir de donner de Telemann l’image d’un musicien emmerdant à force de le jouer avec platitude. Il est évident que si tout un pan de la musique de Telemann, et particulièrement de sa musique instrumentale, et particulièrement de sa musique de chambre et de ses concertos, a été décrié, c’est parce qu’il a été incompris, pour la simple et bonne raison qu’il ne correspond pas aux canons d’attentes artistiques formés par le xixe siècle. On veut partout de l’originalité, de la nouveauté, de l’expression personnelle, ce qui n’était évidemment pas le but recherché par les artistes de l’époque moderne. On compte pour rien la finesse. Le divertissement et l’agrément sont bannis. Quant à l’amabilité, elle est presque une insulte. L’adjectif galant est pour beaucoup synonyme de convenu, trop facile, prévisible, creux, et partant, de sans intérêt — alors que, comme l’a montré Robert Gjerdingen (Music in the Galant Style, Oxford University Press), il décrit bien les buts de la musique : en fait, plutôt que de dire que la musique de Telemann est galante, il faudrait dire qu’elle est sociable. Elle est extrêmement représentative d’un certain esprit du xviiie siècle, lumineux, brillant mais pas éblouissant, s’adressant aux connoisseurs qui comprennent les tenants et aboutissants de ce qu’ils entendent — l’idée d’une musique qui est un langage, mais pas celui des génies, des cœurs incompris et torturés, plutôt celui qui est commun à tous, comme, paraît-il (mais j’en doute un peu, n’en déplaise à René), le bon sens. Je suis pour ma part, et en tant que spécialiste du xviiie siècle aussi bien qu’en tant que praticien et qu’auditeur, absolument persuadé qu’on ne peut prétendre comprendre et aimer le premier xviiie siècle, voire l’ensemble du siècle, si l’on ne comprend pas Telemann et si on n’a que dédain et moue méprisante à la seule évocation du “style galant”, c’est-à-dire sociable.
Décrivant la conversation d’une femme du xviiie siècle, Talleyrand écrit ceci :
« Les bons mots se retiennent, et elle ne voulait que plaire et perdre ce qu’elle disait. Une richesse d’expressions faciles, nouvelles et toujours délicates, fournissait aux besoins variés de son esprit. »
Ces termes décrivent sans doute assez bien un bon nombre de quatuors et de trios de Telemann : ils cherchent à plaire, privilégient une certaine simplicité pour rester intelligibles tout en étant variés et délicats. L’enjouement n’en est pas banni — autre défaut pour la plupart des amateurs de musique “savante” d’aujourd’hui qui ne veulent que du grave, du sérieux, voire du triste. Quand même, faudrait pas qu’on écoute de la musique pour le plaisir ! Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, une certaine profondeur, comme nous l’allons voir.
Il y a quelque temps que j’ay f[a]is preparer une provision de plantes exotiques pour Vous les envoyer, quand Jean Carsten le Capitain (a qui je fis parler pour Vosu les faire tenir) me fit dire qu’il avoit apri que vous etiez defunt ; Vous ne doutez pa que ce rapport m’affligea extremement. Vous jugeréz donc de la Joye que je dois avoir d’entendre que vous trouvez en perfaite Sancté ; Le même Capitain Jean Carsten qui vient d’arrive[r] icy de retour de vos quartiers, me mandes par un amy cette bonne nouvelle, et que vous lui avoit consigné une Liste de plantes exotiques, pour vous les procurer, j’ay embrassé cette occasion avec beaucoup de plaisir, et j’ay eû soin de faire trouver cettes plantes, et vous les auréz presque toutes. (…) Je souhaite que ce petit present que j’ose vous offrir vous soit agreable ; Je vous supplie a me vouloir donner des nouvelles de Vôtre Santé que je vous souhaite trè parfaite, et toute sorte de proscrité [prospérité], [moi] qui suis avec une estime inviolable
Monsieur
votre tres humble et tres obeissant Serviteur
F. Handel.
a Londres ce 20 Sepr. 1754.
On savait déjà que La Rêveuse avait certaines affinités avec le répertoire germanique : l’excellent disque consacré à Buxtehude et Reincken (Mirare) l’a prouvé avec éclat. Mais l’ensemble dirigé par Florence Bolton et Benjamin Perrot s’était peu aventuré dans le xviiie siècle — et s’est choisi Telemann pour guide pour cette première excursion. Ils ont composé un programme en puisant à la fois dans trois recueils publiés (les Quadri hambourgeois de 1730, les Essercizii Musici de 1727 et les Trios publiés à Francfort en 1718) et dans les pièces manuscrites (Sonate en sol majeur TWV 43:G12 pour flûte traversière, deux basses de viole et basse continue, Sonate en la mineur TWV 42:a7 pour flûte, viole obligée et basse continue). Deux quatuors dans deux formations différentes, trois trios tout aussi différents, voilà de quoi illustrer la variété de l’inspiration de Telemann. On apprécie particulièrement que le programme propose le Trio avec viole, clavecin obligée et basse continue des Essercizii Musici, dans une version d’un équilibre parfait, où la viole laisse toute sa place au clavecin, et où le continue apporte une couleur et un soutien aussi bienvenus que savoureux. (Non sans surprise d’ailleurs, car il est amusant d’entendre tout à coup le clavecin s’émanciper de sa fonction d’accompagnement… On regrette un peu que Telemann n’ait pas eu l’idée — et pourtant, il en a eues, des idées ! — d’une pièce pour viole et théorbe ou luth obligé.)
Pour décrire la musique de Telemann, Romain Rolland la qualifie de “vivante”, et il l’oppose à Graun — comme Telemann s’opposa d’ailleurs lui-même au compositeur berlinois dans une série de lettres sur le récitatif français, exemples de Castor et Pollux à l’appui, Telemann défendant fermement Rameau. Si « Graun a en effet un sens plus fin de la beauté » (sans doute au sens d’une pure beauté plastique, d’un esthétisme absolu), juge Rolland, « Telemann en a un beaucoup plus grand de la vie » ; il réussit particulièrement, jugeaient les compositeurs de son temps, à la peinture musicale. La Rêveuse a-t-elle réussi à restitue cette vitalité ? A-t-elle eu le don de peindre ? Assurément. Il y a chez l’ensemble des musiciens, non seulement une cohérence et un équilibre précieux, d’où une clarté du propos, d’où aussi une capacité à créer immédiatement — quelques notes au début de chaque mouvement y suffisent — une atmosphère. On se figure volontiers à l’écoute des scènes de genre aussi bien que des paysages. Parmi les paysages, on peut par exemple ranger bien des mouvements lents, comme le Soave du Quatuor en sol majeur TWV 43:G12, tandis que le Dolce initial serait, à mon avis, à rapprocher plutôt d’une scène gentiment pastorale, un peu comme, par exemple, celle-ci :
(En moins cucu. Et en plus beau.)
Mais il y a aussi des scènes plus réjouies, comme le Vivace du même quatuor, ou bien le “Presto” final du Trio II des Essercizii Musici pour viole de gambe, clavecin obligé et basse continue, qui pourrait faire penser à celle-là :
On pourrait encore penser, pour l’aimable Largo central du Quadro en sol mineur, dans lequel la flûte et le violon semblent se répéter l’une après l’autre, à cette Leçon de musique :
On le voit, la lecture proposée par l’ensemble La Rêveuse est très évocatrice. À un histrionisme surjoué, à des contrastes accusés, les musiciens ont préféré une palette fine, délicate, rappelant la touche vaporeuse de Watteau ou les pastels de Quentin de La Tour — et comme ces pastels, cela n’empêche guère la sûreté, l’exactitude, une aisance, on pourrait dire une virtuosité mais sans demonstrativité (pensez à la robe, par exemple, dans le portrait de la Pompadour). Je l’ai dit, la musique de chambre de Telemann est sociable : il ne s’agit donc pas de se complaire dans les éclats et de chercher à parler plus fort que les autres, mais au contraire à dialoguer.
Certains jugent des disques sur l’étiquette et la première piste. Ils se contentent d’aimer ce qu’ils aiment déjà, ils ne regardent que le nom de l’ensemble et, pourvu qu’il fasse partie de leurs chouchous, le soutien est acquis. Ainsi, d’aucuns ont voulu réduire les Trios & Quatuors de l’ensemble La Rêveuse à une espèce de pis-aller, de sous-produit du disque regroupant une partie des quatuors parisiens enregistré par Les Ombres. Ayant jugé les deux programmes “presque identiques”, ils l’ont trouvé “un cran en-dessous”, en particulier en terme de “cohésion”. J’aimerais savoir d’où un programme où il y a un quatuor en commun (le Quadro en sol mineur), plus un mouvement (le fameux et exquis “Modéré” final du dernier des Nouveaux Quatuors, ici plus que hautement réussi — assurément une des meilleures versions de ce mouvement que j’aie entendue). Mais à ce compte-là, quitte à se sentir “obligé de comparer avec ce qu’il y a avant”, il aurait fallu regarder ce qu’avaient fait Wilbert Hazelzet et l’ensemble Sonnerie, les Kuijken et Leonhardt, le Freiburger Barockconsort, ou encore un ensemble composé de Linde Brunmayr, John Holloway, Lorenz Duftschmid, Ulrik Becker et Lars Ulrik Mortensen (qui ont enregistré les Quadri et les Nouveaux Quatuors chez CPO). Si vous vous sentez en devoir moral de comparer avec ce qu’il y a avant, que n’alliez-vous voir le disque de Barthold Kuijken et Les Voix humaines qui contient les deux quatuors avec flûte, deux violes et basse continue ? Que n’alliez-vous comparer à la version de l’intégrale des Essercizii Musici par Camerata Köln (DHM) ? Comment ? Que dites-vous ? Cela n’est pas assez nouveau pour méritez que vous daigniez y jeter une oreille ?
Mais qu’importe ! À ceux qui ouvriront les leurs, d’oreilles, certaines qualités devraient apparaître qui ne se trouvent pas partout, comme la séduction plastique du son — mais pas seulement : la musique ne se limite pas au son —, comme la perfection d’équilibre entre les voix — que Telemann, lui-même, a soigneusement pesé, réservant à chacun une partie intéressante —, comme l’absence de tout maniérisme, comme la finesse du propos rhétorique, la subtilité de l’ornementation, la netteté du phrasé. Ils apprécieront la légèreté de Stéphan Dudermel, la volubilité de son archet, la richesse de tenue et d’attaque de la flûte de Serge Saitta, l’élégante couleur douce-amère de la viole de Florence Bolton et la variété de sa “prise de corde” (si je puis dire), un, la noble sobriété du continuo tenu par Benjamin Perrot et Carsten Lohff. Ils sauront reconnaître que le propos ici est bien celui de la musique de chambre faite dans une bonne société, loin de l’esbrouffe ; ils entendront quelque chose qui ne surprend pas, mais qui touche, et qui touche juste. Ils réécouteront, et ils comprendront que La Rêveuse est bien loin de se limiter à la surface des choses et fait sonner la musique non pas depuis sa surface, mais depuis son centre, depuis ses profondeurs. Évidemment, le choix de pièces qui donnent toutes à la viole une partie “concertante” va aussi en ce sens. En cela, la lecture de La Rêveuse est originale et bienvenue — non que d’autres disques plus extériorisés soient mauvais, mais qu’elle propose quelque chose de différent, peut-être de plus personnel, certainement de plus poétique, plus proche, si l’on repense aux tableaux, de ces paysages des peintres du xviiie siècle qui semblent encore frémir ; proches aussi des dessins qui me paraissent toujours laisser tant de place à celui (ou celle) qui les regarde (Anner Bylsma disait que les musiciens ne donnent que la moitié de la musique : l’autre se passe du côté de celui qui écoute), et où l’artiste semble souvent s’adresser encore plus directement à son spectateur. En faisant ainsi sonner la musique de Telemann depuis son intériorité (je dirais presque sa substance), en laissant la place à l’auditeur, les vingt-et-une pistes deviennent rapidement intimement familières et comme essentielles. Oui, ceux qui ouvriront leurs oreilles sans y laisser d’ornières entendront un grand compositeur et un grand ensemble, ils écouteront un grand disque.
Le disque Ouverture et Concerti pour Darmstadt des Ambassadeurs (dir. Alexis Kossenko) est sans doute un complément idéal, en guise de pendant orchestral, de celui de La Rêveuse.
Trio en sol mineur TWV 42:g1, III, Adagio.
Quatuor en sol majeur TWV 43:G12, III, Soave.
INFORMATIONS
Sonata II en sol mineur (pour flûte, violon, viole et basse continue) TWV 43:g1 des Quadri, Hambourg, 1730.
Trio V en sol mineur (pour violon, viole et basse continue) TWV 42:g1 des Sechs Trios, Francfort, 1718.
Sonata en sol majeur (pour flûte, deux violes et basse continue) TWV 43:G12 (manuscrite).
Sonata en la mineur (pour flûte, viole et basse continue) TWV 42:G6 (manuscrite).
Trio II en sol majeur (pour viole, clavecin obligé et basse continue) TWV 42:G6 des Essercizii Musici, Hambourg, 1727.
“Modéré” (Chaconne) du sixième des Nouveaux Quatuors, Paris, 1738.
La Rêveuse
Florence Bolton, viole de gambe et direction artistique
Benjamin Perrot, théorbe et direction artistique
Serge Saitta, traverso
Stéphan Dudermel, violon
Emily Audouin, viole de gambe
Carsten Lohff, clavecin.
1 CD, 62’, Mirare, 2014.
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