Petites étincelles chantantes

par Loïc Chahine · publié dimanche 29 juin 2014 ·

Vois-tu, je crois que quand on s’aime pour plus d’une raison, c’est qu’on ne s’aime pas vraiment.
— Sacha Guitry, Désiré, acte premier, Théâtre complet, t. V, p. 497.

Quand un disque n’a pas l’heur de plaire, on a tôt fait d’en déceler les défauts : les uns diront que la musique enregistrée est sans intérêt, d’autres blâmeront une diction qui n’est pas strictement impeccable (alors même que chez certains artistes qu’ils apprécient davantage, ils feront fi de cela), d’autres encore critiqueront la prise de son, bref : que l’on m’entende bien, je ne taxe pas de mauvaise foi, je note simplement que quand on n’aime pas, chaque petit détail peut rapidement devenir sujet d’agacement voire de dégoût. Inversement, quand un disque plaît, il n’est pas toujours aisé de dire pourquoi.

On ne peut pas dire que je connaissais vraiment Félicien David avant d’entendre les mélodies que nous offrent, sous l’égide du bienfaisant Palazzetto Bru Zane, le baryton Tassis Christonyannis et le pianiste Thanassis Apostolopoulos. Un disque de quatuor que je n’avais guère goûté m’en avait même presque dégoûté. Mais, une fois de plus, une jolie couverture — empruntée à L’Etbaye, pays habité par les Arabes Bicharich de Linant de Bellefonds — et un chanteur dont j’avais déjà pu apprécier les grandes qualités m’ont donné grande envie de me hasarder parmi ces “mélodies”.

En fait de mélodies, il faut bien dire que ce sont plutôt des “romances”. Toutes les pièces, ou à peu près, sont strophiques, et répètent la même musique en changeant le texte. Finalement, je trouve que plus que de la mélodie pratiquée par Fauré, Hahn, Debussy ou Ravel, on est ici proche de la chanson — et je pense davantage en écoutant ces pièces, à Béranger par exemple. Sauf qu’ici, il ne s’agissait pas pour un parolier d’écrire des textes à adapter à une musique préexistante, mais au contraire, comme “habituellement”, à un musicien de choisir à un poème à mettre en musique.

La vogue des romances et mélodies dans ce xixe siècle fut immense ; ces pièces constituaient souvent un moyen de se faire connaître et apprécier d’un public qui n’était pas, contrairement à ce qui est majoritairement le cas aujourd’hui, qu’auditeur, mais aussi souvent praticien ou ex-praticien, de sorte que ces petites pièces, ne présentant point trop d’aspérité techniques souvent, ont donc un public tout trouvé : « alors que les familles aisées des villes françaises se dotent d’un piano et que l’apprentissage de cet instrument intègre l’éducation usuelle des nouvelles élites, la demande de pièces simples destinées à la voix et au clavier augmente fortement et leur commerce est florissant » (Étienne Jardin, dans la notice du disque). David ne manqua pas d’obtenir un certan succès dans ce genre.

Voici trois autres mélodies de M. Félicien David (…) qui (…) a tout ce qu’il faut par la nature de son talent pour jeter de ces petites étincelles musicales qui scintillent dans nos salons.
Revue et Gazette musicale de Paris, 12 septembre 1847.

Un genre que finalement on ne connaît pas bien, et qu’on serait tenté de juger trop vite à l’aune de son sucesseur. Ainsi, on est bien surpris à l’écoute de « La Chanson du pêcheur, lamento&nbps;», poème de Théophile Gautier que Berlioz, au moment où est publiée la version de David (1845), a déjà mis en musique et fait figurer dans ses Nuits d’été, et qu’emploieront encore, entre autres, Gounod et Fauré. Ici, on est loin de la fresque de Berlioz ; celui-ci semble voir dans le pêcheur du titre l’homme romantique tourmenté face aux éléments, tandis que David le peint plutôt… en simple pêcheur, qui, sur sa petite barque, entonnerait une rengaine.

Quoique la pochette du disque laisse penser, l’orientalisme n’y est pas très présent. Certes, David, comme plusieur de ses amis saint-simoniens, quitta la France pour le Moyen Orient en 1832 ; certes, on se souvenait à son retour qu’il revenait d’Égypte et d’Algérie (voir l’illustration ci-contre), et ses œuvres les plus ambitieuses, comme l’ode symphonique Le Désert, y empruntent leurs sujets ; mais seules quelques rares mélodies évoquent l’Orient — et encore est-ce presque exclusivement par leurs textes : la musique est à peu près dénuée de figuralismes orientalisants. Qu’importe ! ce n’est pas sans amusement qu’on entend « Le Tchibouk », son vocabulaire inhabituel (tchibouk, tarabouk) et ses lieux communs (la danseuse, le café) qui, au fond, font aussi partie de notre imaginaire.

Mais ce disque est loin de ne présenter qu’un intérêt historique — celui de nous faire entendre la musique qui pouvait fleurir dans les salons des années 1840, de nous faire saisir la transition de la romance vers la mélodie (« mutation qui sera achevée par Gounod et Berlioz », écrit Étienne Jardin). Non, il y a un plaisir à trouver à l’écoute de ces pièces.

Chacun trouve son plaisir où il le prend. — Jules Renard, Journal, 15 juin 1887.

Car ces romances ou mélodies sont gorgées de charme, un charme simple et naïf — je serais presque tenté de dire, comme Lewis Carroll raillant le Nouveau Beffroi de Christ Church :

[Leur] principal mérite tient à [leur] simplicité : une simplicité si pure, si profonde, en un mot si simple, qu’il n’y a pas d’autre mot qui [les] décrive correctement. La minceur générale du présent chapitre et le goût rare du détail qui le caractérise se veulent une humble imitation de ce trait admirable.

Mais, outre que Lewis Carroll se moque et que je n’ai nullement l’intention de me moquer de ces mélodies, je vais tout de même tâcher de trouver quelques mots pour décrire (espérons) correctement ces pièces. Félicien David y fait preuve, d’abord, d’une indéniable veine mélodique, que ce soit dans la partie vocale ou dans la conduite de l’accompagnement de piano.

Mais ces simples mélodies, comme les chansons d’ailleurs, sont un peu, à mon avis, un canevas. Il convient que l’artiste qui s’en empare les anime, les remplisse. Exercice périlleux : si l’on en fait trop, c’est grotesque — le climat globalement doux et sentimental de la plupart des mélodies en souffrirait atrocement —, si l’on en fait pas assez, c’est ennuyeux. Sobriété et efficacité, donc. Deux qualités que Tassis Christoyannis semble avoir fait sienne. Disons-le d’abord : le timbre est superbe. Voilà une voix de baryton ronde, pleine, mais sans lourdeur — familière, dirai-je, et en même temps noble, racée ; assurément, à mon goût, une très belle voix. Ajoutez-y des qualités de diction de premier plan, même si je dois avouer ici une perversité personnelle : il y a quelques petites scories, quelques voyelles en particulier qui ne sont pas prononcée tout à fait parfaitement à la mode française (e/é/è trop ouvert ou trop fermé, par exemple), rien de rédhibitoire (c’est vraiment passager) et pour ma part, je trouve ça encore plus touchant — cela n’engage que moi. Donc, une très belle diction. Et des couleurs ! Tassis Christoyannis ose un ton plus menaçant ici, une légère grandiloquence là, une tendresse ailleurs, à tel endroit un léger détimbrage... Bref, mille petits artifices jamais outrés, jamais appuyés, parfois à peine ostentatoire comme a su l’être le xixe siècle — mais toujours dans les strictes limites du bon goût. (Ne me demandez pas de définir ça, cet article est déjà suffisamment long et je ne suis pas là pour faire des dissertations philosophiques.)

Le tout est soutenu par le piano efficace de Thanassis Apostolopoulos. Certes, je ne cacherai pas que j’aurais souhaité un piano d’époque, qui, à mon avis, aurait apporté une couleur plus fine, plus délicate ; néanmoins, le pianiste rend justice aux jolies ritournelles et surtout à la saveur mélodique de l’accompagnement, à ses surgissements… Le toucher est plus ferme que poétique, mais l’ensemble me paraît tout à fait convenable.

Il est un mot que je n’ai pas encore écrit, et qui a toute sa place ici, c’est celui d’élégance. Chez Félicien David comme chez Tassis Christoyannis et chez Thanassis Apostolopoulos, il y a une forme d’élégance polie mais pas compassée. Bon goût, convenance, salon : vous l’aurez compris, ce n’est pas ici le règne de l’hystérie et de l’enthousiasme effreinée, mais plutôt l’atmosphère feutrée d’une soirée calme ou accalmée. Ma foi, on ne peut pas dire que ce soit désagréable, et même au contraire : je crois que si l’on est sensible à l’esprit de ces méodies, on peut passer un fort bon moment.

Extraits

Le Tchibouk

Le Vieillard et les Roses

INFORMATIONS

Félicien David, Mélodies

Tassis Christoyannis, baryton
Thanassis Apostolopoulos, piano.

1 CD, 72’, Palazzetto Bru Zane — Aparté, 2014.

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