par Loïc Chahine · publié mardi 22 septembre 2015 · ⁜
Dans certains cas, il est plus facile d’écrire sur ce que l’on n’a pas aimé que sur ce que l’on adore. Face à un disque comme celui de Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale, étant très amateur du répertoire, de pianoforte et du jeu des deux interprètes — on avait déjà goûté leur lecture très vivante des sonates pour viole de gambe et clavier de J. S. Bach —, il n’est guère aisé de dire autre chose que « précipitez-vous dessus », « écoutez », « profitez ». Il faudra bien, pourtant, aller un peu plus loin, sinon, il n’y aura pas d’article.
Parmi les grands musiciens que comptait la Hofkapelle de Frédéric II de Prusse, Ludwig Christian Hesse fut le seul violiste. C’est autour de lui que semble tourner le présent récital. S’il n’y a aucune œuvre dont on puisse lui attribuer la composition avec certitude, son importance ne doit pas être sous-estimée, car, outre qu’il se fit connaître par des arrangements d’extraits d’opéras pour deux et trois violes (en particulier d’œuvres de Rameau comme Les Surprises de l’Amour ou Castor et Pollux, mais aussi de Philidor ou de Royer), c’est sans doute pour lui que Carl Philipp Emanuel Bach écrivit ses trois sonates pour viole de gambe (deux avec basse continue, une avec clavier obligé), pour lui aussi celles de Graun ainsi que ses très difficiles concertos.
À côté de ce répertoire conçu spécifiquement pour la basse de viole — et même, pourrait-on dire, pour sa basse de viole —, on retrouve dans les bibliothèques de nombreux arrangements de sonates au départ pour deux violons et basse continue, à l’arrivée pour viole de gambe et clavier obligé, que ce soient des œuvres de Graun ou de C. P. E. Bach1. Cette pratique — d’autant plus aisée alors qu’à Berlin, on écrivait l’essentiel des parties de viole en clef de sol (octaviante), et non en clef d’ut troisième2 — nous rappelle à quel point la viole et la main droite du clavier doivent être traitées sur un pied d’égalité totale. Il ne s’agit donc pas ici d’un disque de viole, mais bien d’un enregistrement en duo. Pour ce programme, Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale ont su éviter les trois sonates de C. P. E Bach, relativement fréquentées au disque, pour se tourner vers une sonate de Graun, une autre anonyme qui pourrait être de Hesse, et trois arrangements, réalisés par leur soin, dans le prolongement de ce qui se faisait au xviiie siècle, de sonates en trio du « Bach de Berlin » (deux pour deux violons et basse, une autre pour violon et clavier obligé). Ce n’est pas la moindre qualité de l’enregistrement de Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale que de parvenir à un parfait équilibre entre les deux instruments, entre les trois parties. Ici, le son de la basse de viole et celui du pianoforte tantôt se complètent et se répondent, tantôt se fondent avec un rare bonheur — c’est tout à fait confondant dans les passages en homophonie à la tierce ou à la sixte.
Il faut dire que pour la partie de clavier, Arnaud De Pasquale a choisi deux pianoforte copiés par Kerstin Schwarz, l’un d’après Cristofori, l’autre d’après Silbermann. Ces instruments, quoique d’une grande importance historique, demeurent rarement joués et enregistrés — ils sont d’un maniement plus malaisé que leurs héritiers une ou deux décennies plus tard ; ils sont dotés d’une sonorité riche en résonance, et c’est assurément l’un des éléments qui fait que l’accord avec la viole de gambe fonctionne aussi bien.
L’autre élément, c’est le partenariat des deux interprètes. Il n’est aucune inflexion, si subtile soit-elle, qui ne soit commune aux deux comparses — trois quand ils sont rejoints par Laurent Stewart qui assure le continuo dans la sonate de J. G. Graun. Tout procède d’un même geste musical, au point qu’on en viendrait presque à croire que la viole se joue avec un clavier et de petits marteaux et le pianoforte avec un archet. Rarement l’osmose aura été aussi flagrante et même éloquente.
Il va sans dire que Lucile Boulanger maîtrise avec un brio jamais ostentatoire les difficultés des parties de viole ; elle parvient à transcender la virtuosité quasi omniprésente et développe un phrasé aussi fin que volubile. De son côté, Arnaud De Pasquale a su s’approprier les deux pianoforte ; peu de musiciens peuvent se vanter d’un jeu aussi souple et aussi poétique. Les deux interprètes ne manquent ni d’idées, ni de justesse dans leur choix, ni de fluidité dans leur jeu… Ils font partie de ceux qui savent faire véritablement quelque chose de ces partitions qui mêlent style galant et Empfindsamkeit, quelque chose d’enjoué ici, là d’introverti ; ils se montrent aussi à l’aise dans l’urgence (l’Allegro initial de la Sinfonia en la mineur Wq. 156 de C. P. E. Bach) que dans la méditation (le mouvement central de la sonate Sanguineus et Melancholicus), dans le dramatique (le Poco Adagio de la sonate anonyme) que l’idyllique (Andantino de la Sinfonia Wq. 156). Vraiment, la seule réserve que l’on puisse éventuellement exprimer est la suivante : dans la sonate de Graun, le mouvement lent, ici placé en second (au centre), est originellement le premier — on sent un peu dans l’écriture que c’est un Andante inaugural. On voit que cette réserve est bien mince, il faut sans doute le savoir pour vraiment le sentir, et l’on passe aisément dessus.
Rarement enregistrement aura été aussi réjouissant, et même “emportant” — car on se laisse porter d’un bout à l’autre par l’enthousiasme et le souffle des deux interprètes. Qui s’intéresse au destin de la viole au xviiie siècle allemand ou à la musique à la cour de Frédéric II peut se plaire à rêver de ce que pouvait être un concert de viole de gambe à la cour de Berlin, avec Carl Philipp Emanuel Bach au clavier et Ludwig Christian Hesse ; avec ce nouvel opus discographique de Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale, il n’est plus besoin de rêver — juste de tendre l’oreille.
1. On peut même aller plus loin : pour la sonate Wendt 107 de Graun, deux manuscrits indiquent un trio pour viole et clavier obligé, mais un autre intitule la pièce Sonata in F major a Tre : Cembalo obl. Flauto, ô Violino, Viola da braccio oblta e Violoncello col Cembalo, en précisant dans la partie séparée Viola da braccio overo Gamba ; c’est dire si une même partition peut être soumise à des instrumentations et à des arrangements variés. ↑
2. Le registre grave demeure noté en clef de fa. ↑
Graun, Trio…, I, Allegro non molto
C.P.E. Bach, Trio «Sanguineus und Melancholicus», II, Adagio
INFORMATIONS
Johann Gottlieb Graun : Trio a cembalo, viola da gamba e basso en ut majeur (Wendt 87).
Anonyme (Ludwig Christian Hesse ?) : Sonata per viola da gamba e cembalo en ré majeur (Amalien-Bibliothek 585).
Carl Philipp Emanuel Bach : Sonata per cembalo concertato e violino Wq. 71, Sinfonia per 2 violini e basso Wq. 156, Sonata a 2 violini e basso «Gespräch zwischen einem Sanguineus und Melancholicus» Wq. 161/1.
Lucile Boulanger, basse de viole
Arnaud de Pasquale, pianoforte (Kerstin Schwarz d’après Silbermann et d’après Cristofori)
Laurent Stewart, pianoforte (Graun).
1 CD, 71’52, Alpha (Outhere), 2015.
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