par Loïc Chahine · publié lundi 10 novembre 2014 · ¶¶¶¶
Dans un article de Claude Debussy, on peut lire cette phrase, bien connue : « cet opéra opéra est plus mauvais que les autres parce qu’il est de Saint-Saëns » (“De quelques superstitions et d’un opéra”, La Revue blanche, 15 novembre 1901). Mais diantre, qu’avaient de si atroces ces Barbares dont l’auteur de Pelléas et Mélisande parle là ? Voilà une question à laquelle cet enregistrement ne répondra pas, car cet opéra de Saint-Saëns, qui jusqu’ici n’avait pas eu la faveur d’un enregistrement, y séduit.
L’œuvre a originellement été composée pour le grand théâtre d’Orange, d’où le choix de cette ville comme cadre de l’intrigue. Cela n’allait pas sans difficultés, tant pour faire venir les artistes que… les spectateurs ; en effet, la ville disposant d’une capacité d’accueil hôtelière tout à fait limitée, il fallait aussi limiter la durée de l’opéra afin que les spectateurs pussent prendre le dernier train après la représentation pour se loger en Avignon. Il en résulte un opéra un peu plus bref que ce à quoi l’on est habitué, quoique la partition ait été étoffée puisque Orange abandonna finalement l’affaire — « Tout ça pour ça ! » — et que Les Barbares furent créés à Paris, au Palais Garnier.
Passons-en d’abord par l’intrigue. Les Germains envahissent une bonne partie de l’empire romain, et la ville d’Orange n’échappe pas à la règle. L’acte I dépeint l’arrivée de ces barbares, d’abord combattant hors de la ville — combats suivis avidement par des femmes dans la cités, majoritairement des vestales, dont leur grande prêtresse Floria, mais aussi la femme d’un des deux consuls de la ville, Euryale. Soudain, le Veilleur, qui narre les combats, s’émeut : Euryale est tombé. Son épouse, Livie, est plongée dans un profond désespoir. On l’empêche d’aller se jeter sur les armes des ennemis pour mettre fin à ses jours, et elle jure de se venger. Voici que les Barbares entrent dans la ville et entendent bien y répandre sang et carnage. Leur chef Marcomir n’y voit pas objection jusqu’à ce qu’il voie Floria et derrière elle le feu sacré de Vesta se rallumer. Comment ! Une espèce de miracle ! Il ne faut pas traiter cela à la légère. Il est persuadé que ce sont ces dieux, Thor en tête, qui en sont la cause, et ordonne à ses troupes de se tenir plus sages.
L’intrigue de l’acte II n’a qu’un seul but : unir Floria et Marcomir. Dans un premier temps, Scaurus, l’autre consul de la ville, qui avait été fait prisonnier, s’est échappé et vient inciter les femmes à s’enfuir. Elles s’y refusent, quelques soldats barbares arrivent et le font prisonnier. Mais Floria ne l’entend pas de cette oreille : elle appelle Marcomir et obtient que Scaurus soit épargné. La deuxième partie de l’acte est un vaste duo au cours duquel la Vestale est tiraillée entre deux devoirs : céder aux avances de Marcomir qui promet, si elle ne se rend pas, de laisser ses soldats reprendre leurs activités sanguinolantes, ou respecter son office de prêtresse de Vesta qui implique le refus de Vénus ? C’est finalement l’amour qui l’emporte — Floria ne semblant pas indifférente non plus ni au charme ni aux sentiments de Marcomir. Celui-ci annonce que ses troupes se retireront dès le lendemain, et les deux amants laissent libre cours à leurs effusions.
Le lendemain, autrement appelé l’acte III, le départ annoncé des barbares déclenche la liesse des locaux — occasion de placer quelques danses —, bientôt interrompue par une cérémonie solennelle : le bûcher funéraire du consul Euryale. Après avoir rendu les derniers devoirs à son defunt époux, il est convenu que Livie accompagnera sa sœur, Floria, qui quitte la ville avec son nouvel époux, Marcomir, et la troupe barbare. Pendant la cérémonie, Marcomir s’enquiert de savoir à qui est destiné le bûcher funèbre ; c’est alors qu’il apprend à Floria que c’est lui qui a tué Euryale. Livie revient avec le bout du javelot qui a mortellement blessé son défunt époux et toujours la ferme intention de se venger et se dit prêt à partir, mais Floria a changé d’avis : elle tente de dissuader Livie de l’accompagner… Mais celle-ci se doute qu’on lui cache quelque chose ; et puis, elle tient à être parmi les barbares afin de découvrir celui qui a lâchement tué son mari en l’attaquant dans le dos. L’honneur du guerrier Marcomir est blessé quand il entend cette accusation fausse et il ne peut se retenir de lâcher « Tu mens ! C’était au cœur. — Au cœur donc », répond Livie le frappant du javelot. Fin.
Saint-Saëns avait — le livre qui accompagne les deux CD dans la nouvelle version offerte par le Palazzetto Bru Zane le rappelle — des attentes très précises en matière de livret et d’intrigue. Il fallait que ce soit suffisamment simple pour être très intelligible malgré la musique. Il a lui-même abondamment retouché le texte qui lui était fourni pour Les Barbares, au grand désespoir des librettistes, Victorien Sardou et Pierre-Barthélémy Gheusi. Il en résulte une intrigue un peu simpliste, où la masse des “barbares” qui donne son titre à l’œuvre ne joue finalement qu’un rôle limité, la place principale étant accordé au trio constitué de Floria, Livie et Marcomir.
Il est intéressant de constater que si certains observateurs ont trouvé que l’œuvre dans son entier manquait de théâtre, c’est le sentiment inverse qui animait Debussy, lequel trouvait au contraire que Saint-Saëns y « propage[ait] la détestable erreur qu’il faut “faire du théâtre”, ce qui ne s’accordera jamais avec “faire de la musique” » (ibidem). Ceci nous amène à considérer la musique.
L’œuvre s’ouvre par un long prologue, majoritairement symphonique, qui recèle en son centre une sorte de résumé de l’action chanté par un Récitant — procédé qui peut rappeller le théâtre antique. Il est tout à fait exact que si l’on considère la durée totale de l’opéra (à peine deux heures), ce prologue de 18 minutes est assez disproportionné. Il offre cependant à l’auditeur, plus même peut-être que les danses de l’acte III, la mesure de la maîtrise de l’écriture orchestrale de Saint-Saëns, et attire l’attention sur cet aspect. L’acte I se situe dans sa lignée, et il manque par moment de vérité dramatique, faisant montre, lui aussi, d’un grand raffinement orchestral, de sorte que l’on pense un peu à une sorte de vaste “cantate dramatique” plutôt qu’à une pièce de théâtre mise en musique. Les barbares sont assez sages et n’offrent pas le déferlement qu’on attend d’eux. De même, la réaction de Livie quand elle apprend que son époux est tombé au combat — le livret dit avec désespoir puis un vers plus loin avec égarement — est un peu terne en comparaison de ce que l’on pourrait attendre. Du coup, l’intérêt musico-dramatique va s’amplifiant, pour culminer avec le duo de l’acte II et le convoi funéraire de l’acte III, idéal d’équilibre. La manière dont la cérémonie funèbre, à grand renfort de vents, s’entremêle avec l’avancée inéluctable vers le dénouement, dont le dialogue est ciselé, resserré, et dont la musique en renforce l’intensité sont dignes d’un grand maître et font aisément oublier, à mon sens, le caractère un peu plus symphonique du premier acte. Saint-Saëns réussit là un équilibre entre musique et théâtre, en ne donannt, si on considère la totalité de l’œuvre, la prééminence ni à l’un ni à l’autre, et en aboutissant à leur parfaite union.
Debussy reprochait à Saint-Saëns de ne pas se montrer assez audacieux, de ne pas perpétuellement être un “explorateur”. Les Barbares sont un opéra de maître, dont la musique a chaque instant fait montre d’une véritable maîtrise compositionnelle. Certains regretterons peut-être de ne pas y trouver de pages aussi marquantes que « Mon cœur s’ouvre à ta voix » (Samson et Dalila) ; d’autres trouveront la musique trop symphonique pour celle d’un opéra ; d’autres, dont nous sommes, goûtent avec plaisir l’écoute de cette nouvelle preuve que le répertoire lyrique français est plein de bonnes surprises et se réjouissent que le Palazzetto Bru Zane continue d’avoir à cœur de le défendre par des productions aussi alléchantes (l’originalité des œuvres, la beauté du “support”) que satisfaisantes — la qualité de la musique et de l’interprétation.
On l’a dit, trois rôles se dégagent nettement comme principaux. À Catherine Hunold revient celui de la vestale Floria. La tessiture est ample (deux octaves), mais centrée sur le médium ; le rôle est long ; Catherine Hunold s’en sort plus qu’honorablement, avec un timbre agréable et un beau phrasé ; l’aigu paraît cependant quelque peu malaisé, et la diction n’est pas toujours très intelligible. Avec une voix à peine plus grave, Julia Gertseva campe une veuve vengeresse plus sombre, parfaitement caractérisée et maîtrisée ; de plus, on comprend ici parfaitement le texte. Il faut remarquer que les deux voix se ressemblent beaucoup, au point qu’on puisse parfois les confondre. Il eût peut-être été judicieux de choisir pour Floria une voix plus lumineuse, plus légère — mais une telle voix eût-elle posséder les moyens d’affronter la longueur du rôle et pût-elle faire face à l’orchestre ? On peut toujours rêver, souhaiter — toujours est-il qu’en l’état, on n’a guère de regrets, et la musique est bien servie. Le cas de Marcomir pique la curiosité, parce que l’on peut entendre quelques témoignages de la voix du créateur Albert Vaguet, ténor plutôt lyrique voire lyrique léger ; Edgaras Montvidas possède un timbre beaucoup moins mielleux et nettement plus dramatique, assez “naturel”, si l’on peut dire ; son Marcomir, vaillant, est, dans la voix même, un guerrier amoureux. L’articulation est presque irréprochable. Le deuxième rôle masculin, Scaurus (ami du défunt Euryale) est servi avec brio par Jean Teitgen, dont le timbre s’accorde bien avec celui d’Edgaras Montvidas, avec une articulation impeccable et un chant très proche du mot mais jamais détimbré ; il donne aussi au récitant du prologue toute sa gravité, et sa dignité. Les autres rôles sont tenus tout aussi honorablement.
Le chœur de Saint-Étienne Loire est véritablement un chœur dramatique ; il se situe dans une certaine lignée de chœurs lyriques français, ce qui, sans doute, correspond bien à l’œuvre. Saint-Saëns lui a réservé quelques belles pages — comme par exemple la prière à Vesta à l’acte I —, lesquelles sont bien rendues. L’orchestre mérite d’être chaleureusement loué, car il donne à la partition, qu’on a, je l’ai dit, assimilée à de la musique symphonique, du relief. Les vents sont particulièrement bien tenus — et contrairement au chœur, Saint-Saëns leur réserve de bien belles pages — et l’on constate avec plaisir que l’orchestre a trouvé un équilibre pour ne pas les noyer dans les cordes. La direction de Laurent Campellone n’y est sans doute pas pour rien ; rien ne semble lui avoir échappé, ni de la finesse des détails de l’écriture, ni de la nécessité d’avancer, sans toutefois précipiter. Il ne brusque jamais, tant pis si le drame est un peu moins urgent, mais laisse vraiment la musique sonner — mais inversement, il ne s’apesentit pas et parvient à donner un véritable souffle à l’ensemble de l’opéra.
Cette production a du charme. Certes, on trouvera à l’œuvre des imperfections, certes, on pourrait souhaiter ceci ou cela (on peut toujours), néanmoins, tel quel, le charme opère, sans doute grâce à l’honnêteté de chacun des protagonistes de cette recréation, dont le Palazzetto Bru Zane nous offre, une fois de plus, un écho discographique d’une très belle qualité, dans un écrin toujours aussi réjouissant. Une belle revanche pour l’Opéra de Saint-Étienne et son chef qui ont eu depuis de graves difficultés avec diverses instances financières et politiques locales — et une réponse vaillante aux barbares qui veulent clouer le bec à la culture française.
On trouvera ici une petite bande-dessinée amusante basée sur le livret et sur la critique de Debussy.
Introduction symphonique
Début de l’acte II
INFORMATIONS
Catherine Hunold, Floria, soprano
Julia Gertseva, Livie, mezzo-soprano
Edgaras Montvidas, Marcomir, ténor
Jean Teitgen, Le Récitant, Scaurus, baryton-basse
Shawn Mathey, Le Veilleur, ténor
Philippe Rouillon, Hildebrath, le Grand Sacrificateur, baryton
Chœur lyrique et Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire
Laurent Campellone, dir.
2 CD, 2014, livre-disque Palazzetto Bru Zane / Ediciones Singulares.
D’AUTRES ARTICLES
Jakub.
On dit toujours force mal des réseaux sociaux, mais sans…