par Wissâm Feuillet · publié jeudi 19 avril 2018 · ¶¶¶¶
Il est rare d’entendre les pièces de viole de Marin Marais telles qu’on eût aimé les entendre ; pourtant, les disques ne manquent pas, mais peu sont pleinement convaincants. Paolo Pandolfo et Jordi Savall ont proposé des réalisations marquantes ; Philippe Pierlot et Mienke van der Velden se sont montrés plus inégaux ; d’autres passent carrément inaperçus. Nous aimerions que tel ne soit pas le cas du dernier disque de Jay Bernfeld. Il a su, ici, s’emparer de la musique de Marais avec goût, franchise et sans aucune ostentation. C’est une lecture de Marais que nous appelions de nos vœux.
Sous la forme d’une sélection (une suite du livre III, une suite du livre V et les Folies d’Espagne du livre II), le disque donne un bel aperçu de l’art du violiste, de sa maturité artistique (ainsi que de celle de Marais) et de la qualité des continuistes qui l’accompagnent. Tous les paramètres sont réunis pour que les pièces de Marais ne soient ni molles, ni fades, ni de pures démonstrations de virtuosité sans élégance. La première qualité de Jay Bernfeld semble être d’avoir réfléchi à la musique de Marais avant de se précipiter pour l’enregistrer. L’on sent que cette interprétation a été pensée, polie, assagie, peut-être. Ce n’est pas qu’il faille atteindre un certain âge pour se permettre d’enregistrer ; mais la pratique longue et régulière reste une des clefs de l’interprétation : c’est à force de fréquentation que l’intelligence d’un compositeur si complexe se révèle. Et pour cause : les tempos, jamais excessifs, laissent se déployer le génie mélodique et harmonique de Marais ; les bariolages ne sont pas de longues tartines d’accords violents ; les « tremblés » sont mesurés ; l’archet est franc sans être lourd, non sans d’infimes maladresses dans la conduite du son (voyez la « Sarabande » de la suite en sol mineur, tout à fait bien menée malgré cela).
Les préludes, particulièrement époustouflants chez Marais, sont des moments de liberté et de tension remarquables : Jay Bernfeld, qui en perçoit tout le potentiel émotif, joue à merveille avec cette tension, notamment dans l’aigu de la viole, ô combien touchant. Quelques aigus, toutefois, sont un peu fragiles, un peu grêles : la montée finale de la « Plainte » du livre III, par exemple ; mais cette fragilité du son n’est pas désagréable et touche de près à ce que la musique de Marais a d’émouvant, à sa force de persuasion si douce. En ce sens, le poignant « Tombeau de Marais le cadet », composé pour faire le deuil d’un fils, est une des merveilles du disque : l’archet du violiste paraît être au plus près de la douleur qu’exprime ce tombeau, moment intense de la vie et de l’œuvre de Marais qui avait laissé le genre du tombeau depuis le livre II. Doubles cordes plaintives étirées sur des valeurs longues, accords secs vivement accentués, gémissements… Nous goûtons jusqu’à un bref silence plein de grâce aux alentours de 3’54. Le récital s’achève sur des « Folies » animées, sanguines, où les aigus ont plus de force et de solidité : les couplets les plus virtuoses ne sont pas saccagés, au contraire, mais débordent d’énergie au point de laisser de côté une propreté illusoire au profit d’une incarnation véritable. On se demande tout de même pourquoi finir sur la pièce la plus ancienne de cette anthologie.
La qualité du continuo contribue évidemment à la réussite de l’interprétation : la viole de Ronald Martin Alonso, de plus en plus sollicitée au disque, affirme à chaque instant sa cohérence, sa capacité à véritablement soutenir et accompagner la première viole, sans renoncer à faire sonner la ligne de basse, le théorbe d’André Heinrich est véritablement présent, audible, ingénieux ; quant au clavecin de Bertrand Cuiller, est-il besoin d’en louer encore les mérites ? Sa réalisation de la basse continue est tout simplement excellente. L’ensemble Fuoco E Cenere aurait de quoi poursuivre sa lancée et s’investir encore dans le répertoire français de viole : ce que ces musiciens ont à proposer est plus que digne d’intérêt. Une réserve, tout de même : le label Paraty avait su, jusqu’à maintenant, éviter les pochettes « Moi-je » où la photographie du musicien éclipse la musique du compositeur ; alors pourquoi avoir ici dérogé à la règle ?
Tombeau de Marais le cadet
Chaconne
INFORMATIONS
Fuoco e Cenere
Jay Bernfeld, viole de gambe & direction
Ronald Martin Alonso, viole de gambe
André Henrich, théorbe
Bertrand Cuiller, clavecin
1 CD, 62’06, Paraty, 2017.
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