par Wissâm Feuillet · publié jeudi 24 aout 2017 · ¶¶¶¶
La musique de Franck fait souvent songer à tel ou tel poème de Mallarmé : harmonies complexes, difficulté – parfois – à percevoir clairement un sens, une direction, mais grande puissance évocatrice qui a quelque chose de révolutionnaire et de bouleversant. Tel est le cas des deux œuvres que l’Armée des Romantiques sert avec un succès certain : le Quintette avec piano en fa mineur et la Sonate pour violon et piano en la majeur, chefs-d’œuvre de la musique de chambre du plus français des compositeurs belges. Respectivement achevées en 1879 et 1886, ces œuvres surprennent par le clin d’œil qu’elles font au xxe siècle qui, bien qu’encore loin, est déjà présent dans les dissonances, les accentuations, certains accords enrichis, des indications de nuances extrêmes, le refus de l’unité mélodique…
Les aspects novateurs de la musique de Franck pourraient plaider en la faveur d’une interprétation résolument contemporaine, sur des instruments que Franck aurait pu avoir désirés… L’Armée des Romantiques refuse une telle spéculation et va dans le sens d’une interprétation historique qui se déploie autour d’un piano Érard de 1895, prolongeant la réflexion des « pères baroqueux » des années 1970, tout aussi valable pour la musique du XIXe siècle. Partant du principe que notre écoute de la musique du xixe siècle est conditionnée par des habitudes musicales bien ancrées (uniformité sonore des pianos Steinway, cordes en métal…), l’ensemble revient à ce que la musique de Franck était, notamment grâce à un piano au timbre subtil et diapré, on ne peut plus pertinent pour le répertoire français de la fin du siècle. Restituer les œuvres dans leur modernité et non pas dans une modernité fantasmée qui n’est que la nôtre, tel est le projet de ces musiciens, clairement affirmé par eux : « L’Armée des Romantiques affirme son engagement pour l’interprétation sur instruments historiques qui s’avère être la seule réponse crédible pour rendre la modernité des œuvres jouées. » (site de l’ensemble).
Les deux œuvres semblent abordées avec le parti-pris d’une grande fidélité au texte et à leur registre sombre : les premières notes du Quintette, en ce sens, débordent d’une puissante énergie dramatique, accents et nuances étant parfaitement dominés. L’on frissonne à ces premières notes poignantes auxquelles succèdent, en douceur, les arpèges du piano, d’un lyrisme touchant. Ce sens du contraste, qui caractérise l’ensemble du Quintette, est à chaque instant perceptible, tant les tensions sont judicieusement amenées et soutiennent l’écoute dans des mouvements qui, pourtant, peuvent paraître longs. Mais l’on ne s’ennuie pas. Aucune langueur, aucun sentimentalisme, même dans les mouvements lents : ainsi en est-il du « Lento » du Quintette, qui, bien qu’il comporte l’indication « con molto sentimento », n’est pas abandonné à un débordement de « bons » sentiments. Jusque dans les moments gracieux, suspendus et délicats, la tension subsiste, soutenue par une ferme accroche de la corde ou des jeux sur sa verdeur.
La Sonate se voit accorder un traitement aussi avantageux. Œuvre presque aussi triste que le Quintette (le dernier mouvement échappe au drame d’ensemble), que nous serions tentés de dire désespérée, tant elle est pleine de lignes lancinantes, de déplorations, mais à la tonalité plus mélancolique, elle est rendue par le violoniste Girolamo Bottiglieri et le pianiste Rémy Cardinale avec le même engagement que l’était le Quintette ; elle mobilise une extrême variété des coups d’archets dont certains, toutefois, peut-être emportés par leur fougue, peuvent paraître manquer de netteté. De plus, l’abondant usage qu’il fait du glissando, quoiqu’il soit manifeste que ce soit un choix délibéré, pourra agacer. Les deux instruments, en revanche, s’y montrent très équilibrés et se partagent respectivement le rôle d’accompagnant et d’accompagné, et leur complicité explose joliment dans l’« Allegretto poco mosso » final ou le violon, cependant, nous a semblé un peu trop aigre.
La virtuosité se passe de commentaire : l’interprétation de ces œuvres, exigeantes aussi bien sur le plan strictement technique que sur le plan musical, est loin d’être évidente. Les rendre aussi intéressantes sur des instruments anciens nous semble être bon signe : l’interprétation du répertoire du xixe siècle prend, depuis plusieurs années, un tournant qui n’est pas pour nous déplaire. Puisse-t-il encore s’affirmer, grâce à l’Armée des Romantiques et à d’autres.
Il m’a toujours semblé que la publication en ligne laissait suffisamment d’espace pour pouvoir, parfois, proposer des avis divers, même au sein du même site, comme l’a fait d’ailleurs récemment Forum Opéra. Si je suis, dans l’ensemble, d’accord avec mon confrère pour souligner les qualités de cet enregistrement, je ne rejoins pas ses réserves quant au jeu de Girolamo Bottiglieri dans la Sonate. Loin de paraître aigre, sa sonorité semble au contraire fragile, plus immatérielle, et s’équilibre avec un piano plus terrien (sans être lourd). D’autre part, le violoniste a manifestement mené une recherche approfondie sur les témoignages audio que nous ont laissé les grands violonistes du xixe et du début du xxe siècle, comme Joseph Joachim ou Eugène Ysaÿe, qui a tant et tant joué la Sonate de Franck. À leur exemple, il fait usage d’un vibrato très contrôlé, et ajoute de nombreux glissando — une simple écoute sur YouTube des deux violonistes cités permettra de s’apercevoir qu’ils en usaient beaucoup. On est là au cœur d’un véritable travail historiquement informé qui ne se contente pas de l’instrument (les cordes en boyau, entre autres) et de la partition, mais cherche à adopter aussi le style du temps. Bref, ce que livre Girolamo Bottiglieri dans la Sonate, s’il n’a guère plu à notre confrère, nous a plu — après cela, comme dirait un personnage de Molière, « les volontés sont libres ».
Quintette, I, Molto moderato quasi lento - Allegro (extrait)
Sonate, I, Allegro ben moderato (extrait)
INFORMATIONS
L’Armée des romantiques
Girolamo Bottiglieri, Raya Raytcheva, violons
Caroline Cohen-Adad, alto
Emmanuel Balssa, violoncelle
Rémy Cardinale, piano
1 CD, 67’51 L’Autre Monde, 2016.
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