par Loïc Chahine · publié mardi 1 aout 2017 · ⁜
Projet singulier que celui d’Alice Julien-Laferrière et Mathilde Vialle : jouer de la musique baroque sans clavecin ni théorbe, sans orgue, sans pianoforte, sans guitare, bref : sans ce que l'on appelle ordinairement “instrument à accords”. Il est assez répandu en effet de considérer que ce qui unifie le courant "baroque", c'est le continuo — même on enseigne cette idée. Or l’on sait, par exemple, que la musique de danse française se jouait sans le « petit chœur », sans clavecin, sans théorbe, et ce, même quand il y en avait à disposition. De même, l'abondance de partitions de musique de chambre sans l’ombre d'un chiffrage d'accord, même ajouté au crayon, invite à penser que ces œuvres ont été jouées sans continuo, au moins en quelques occasions.
Il y a dans le manuscrit qu’a choisi d’explorer le Duo Coloquintes (le Partiturbuch Ludwig), plusieurs pièces pour une partie de dessus (le violon) et une partie de basse ; cette basse n'est pas chiffrée ; dans un cas, à cette basse se substitue une partie en tablatures. Pourquoi, pourrait-on dire, considérer de la même manière ce qui était en notes est ce qui était en tablature, alors que justement c’est noté différemment ? La partie notée en tablature est en scordatura : il est courant dans la musique pour viole de recourir à la tablature dans ce cas ; ce n'était pas nécessaire pour les pièces à jouer avec l'accord ordinaire. Bien sûr, ces pièces où la basse est écrite en notes pourrait bien être joué avec un continuo, mais la présence d’une pièce pour violon et viole, sans rien d’autre, comme celles publiées par Matthias Kelz en 1669, est un indice, sans doute, qui surnage d'une pratique probablement plus répandue. Les manuscrits ne sont finalement que les traces de pratiques. Là où l’imprimé avait vocation à se diffuser tel quel, le manuscrit est unique et dévolu à une pratique particulière, à un moment particulier.
Aux pièces manuscrites spécifiquement dévolue à sa formation, dont plusieurs suites de Froberger, le Duo Coloquintes a adjoint la transcription-adaptation de trois pièces de clavecin. Le riche texte du livret justifie et explique cette pratique : plusieurs danses des suites se retrouvent en effet dans les pièces pour clavecin… Le résultat s’avère extrêmement convaincant.
Ce qui frappe d'emblée sans doute l’auditeur de ce disque est que l'on ne ressent nul manque. Au contraire, quelle richesse ! quelle plénitude ! quelle fermeté ! Le violon d’Alice Julien-Laferrière et la viole de Mathilde Vialle suggèrent un monde sonore qui dépasse leurs instruments. On est séduit par la beauté des sonorités, celle des attaques aussi fermes que dénuées d’une force qui les rendrait violentes, celle de l’équilibre d’un vrai duo où, même dans une note tenue, l’attention d’une musicienne à l’autre est palpable.
Mais les deux musiciennes ne s’arrêtent pas là. Le ton est varié, et peut passer de la force impérieuse d’un discours guidé par une sorte d’agitation créatrice, une maestria explosive et virtuose, non de technique, mais d’aplomb (la Toccata initiale), à la plus impalpable finesse, à une infinie tendresse, à la douceur d’une caresse complice (la Sarabande de la suite anonyme en ré majeur, ou les variations « Auf die Mayerin »), où le Duo Coloquintes montre toute la finesse de son savoir-faire. À chaque instant, le duo fait preuve d’un discernement et d’un à-propos sans faille dans la conduite du discours musical, que ce soit dans les grandes lignes, les atmosphères, ou dans les détails de la manière d’accompagnement, de faire sonner les accords, les lignes, les dissonances et consonances… Les pièces pour instrument seul (violon ou viole) sont tout aussi loin d’ennuyer. Le tout est magnifié par la très belle prise de son d’Alban Moraud et Alexandre Evrard.
Porté par un souffle indéniable, osons dire une inspiration, cet enregistrement possède à la fois tout l'enthousiasme, toute l'audace d'un premier disque, et toute la maîtrise, toute la profondeur que semblait ne pouvoir conférer que l’expérience. Il faut s’inviter avec Mathilde Vialle et Alice Julien-Laferrière dans cette exploration sous un « ciel qui n’est pas un instant le même » et où tout semble passer, hormis la beauté.
Froberger : Toccata XX en la mineur
Anonyme : Suite en ré majeur, Sarabande
INFORMATIONS
Œuvres de Froberger, Zieflern, Kelz, Briegel, Bernhard, Walther et anonymes.
Duo Coloquintes
Alice Julien-Laferrière, violon
Mathilde Vialle, basse de viole
1 CD, 57’50, Son a ero, 2016.
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