par Loïc Chahine · publié dimanche 21 avril 2013 · ⁜
Le titre même de la Missa prolationum d’Ockeghem est bien mystérieux pour le non-spécialiste. Consultant telle ou telle source d’information, il apprendra que la prolation est la division de la semi-brève en deux ou trois minimes. Ah. Bon. Quand on n’est pas spécialiste, on n’est pas beaucoup plus avancé. Je me suis aventuré un peu plus loin, et avant de vous entretenir de la version que nous propose l’ensemble Musica Nova, je vous propose pour commencer une courte explication du principe de composition de cette messe.
La notation musicale des valeurs rythmiques n’a pas toujours été telle que nous la connaissons. Ainsi, à la fin du Moyen Âge, on utilisait encore un système un peu différent. D’abord, les valeurs les plus couramment utilisées étaient celles qui seraient aujourd’hui les plus longues. Ainsi, la Missa prolationum commence par des brèves, équivalentes aux “carrées” d’aujourd’hui qui valent deux rondes ! L’équivalent de la ronde est la semi-brève. Elle n’est pas ronde, d’ailleurs, mais a plutôt la forme d’un losange. Elle se divise en minimes (nos blanches actuelles), qui se divisent elles-mêmes en semi-minimes (nos noires)… Tout cela est assez logique, au fond.
Mais la hiérarchie entre les valeurs est aussi quelque peu chamboulée, car si aujourd’hui chaque valeur se subdivise en deux éléments identiques de la valeur immédiatement inférieure (une ronde vaut deux blanches, une blanche – deux noires, une noire – deux croches, etc.), tel n’est pas le cas au siècle d’Ockeghem. Ainsi, une brève peut se diviser soit en deux semi-brèves (ce qui est assez logique), soit en trois ; si la brève vaut deux semi-brèves, on parle de temps imparfait (tempus imperfectum) ; si la brève vaut trois semi-brèves, on parle de temps parfait (tempus perfectum). Le même système s’applique avec la division de la semi-brève en minimes : quand la semi-brève est divisée en deux minimes, on parle de prolation “mineure” (prolatio minor, littéralement “plus petite”) ; quand la semi-brève est divisée en trois minimes, on parle de prolation “majeure” (prolatio major, littéralement “plus grande”).
C’est parce qu’elle joue — entre autres — sur cette double prolation possible que cette messe d’Ockeghem lui a emprunté son nom. Prenons l’exemple, assez simple, de la voix la plus haute (cantus). Voici une transcription littérale du tout début de la Missa prolationum, partie aiguë (cantus) :
D’abord, les deux dernières notes du motif sont accrochées ensemble (on parle de ligature). Ici, c’est sans conséquence. Par ailleurs, la clef est une clef d’ut sur la première ligne (les notes sont donc simplement fa – do – fa – la, pour ceux qui ne liraient pas bien cette clef). Le tempus est imperfectum (croyez-moi sur parole là-dessus), donc ces quatres brèves valent chacune deux semi-brèves :
Maintenant, attaquons-nous à la prolation et subdivisons chaque semi-brève soit en deux minimes, soit en trois :
Pour finir, mettons les deux voix ensemble, en prenant pour valeur de base la minime :
Les deux voix se décalent ! Quand la voie en prolation mineure a déjà terminée ses quatres minimes, il en reste encore deux à la voix en prolation majeure. Vous remarquez qu’ainsi, la quatrième (et dernière dans cet exemple) note de la voix en prolation mineure (la) tombe en même temps que la troisième note (fa) de la voix en prolation majeure. Voici la même chose notée avec des brèves, espacées selon leur longueur (c’est très peu lisible, comme ça…) :
Voilà, c’est la moitié supérieure du début de la Missa prolationum d’Ockeghem. Autrement dit, toute la partition est notée à deux voix, mais chantée à quatre ! Il s’agit d’une sorte de rébus musical.
De plus, comme le fera plus tard Bach, il faut parfois chanter en décalant les hauteurs. Par exemple, dans le second Kyrie, le canon ne s’effectue plus à l’unisson, mais à la tierce inférieure.
Sans détailler plus avant la composition de la Missa prolationum — ce que fait Gérard Geay dans le texte qui accompagne le disque, expliquant entre autres certains procédés rythmiques et contrapuntiques plus difficiles qui sont mis en œuvre par Ockeghem —, j’espère vous avoir fait toucher du doigt la complexité du travail d’Ockeghem et vous avoir donné un aperçu de la manière dont sa messe fonctionne.
L’ensemble Musica Nova, fort de sa riche expérience de la musique de l’Ars nova, et des recherches récentes qui permettent de résoudre d’une manière nouvelle certains passage de l’œuvre, s’attaque à la Missa prolationum et a choisi de la lire directement sur le manuscrit, sans recourir à une transcription — c’est dire le travail solide fourni par Lucien Kandel et son équipe, en collaboration avec le musicologue Gérard Geay. Il faut dire que le défi était tout à fait à la mesure de ceux qui ont déjà enregistré les quatre versions de la Missa cujusvis toni du même Ockeghem (Æon, 2007) — une messe qui “marche” avec quatre lectures différentes de la même notation, dans quatre tons anciens.
L’œuvre est complexe, certes, mais aussi d’une grande beauté. Car si la Missa prolationum est en premier lieu une œuvre spécualative — « cette œuvre n’appartient pas à proprement parler au domaine liturgique », écrit Lucien Kandel —, elle ne sonne pas expérimentale, mais donne plutôt une impression de mouvement perpétuel très particulier.
On est frappé par le souffle, long, captivant, de ce disque. La direction avance perpétuellement, d’un pas assuré, calme, confiant. Il y a quelque chose, même d’envoûtant, dans la manière dont sans s’arrêter, cette Missa prolationum, de par même son mode de composition, avance à plusieurs vitesses, comme si les mélodies ne voulaient pas s’évanouir mais au contraire se continuaient comme en écho, tout en avançant encore… Comme si les voix se suivaient, et suivaient leur ombre — ou leur reflet.
La Missa prolationum d’Ockeghem telle que nous la livre Musica Nova est un disque à connaître et à avoir dans ses rayons pour y revenir. Les disques de musique médiévale, a fortiori de cette polyphonie difficile et qui peut sembler parfois austère, dotés d’un tel charme sont rares, et pour tout dire, celui-ci fait partie des disques que l’on conseillerait volontiers aux amateurs de musique qu’ils aiment le Moyen Âge ou non. Parce qu’il n’est pas austère, justement, mais qu’il semble au contraire s’élever et illuminer, alliant calme — et non mollesse ou ennui — et brillance.
La lecture que propose Musica Nova est lumineuse. Magnifiées par une prise de son (signée Alessandra Galleron et Virginie Lefebvre) d’une grande finesse, les voix s’épanouissent, se rencontrent, se croisent, se complètent. La polyphonie est claire, mais le son n’est pas diaphane : foin de la grisaille, c’est bien une lumière vive et puissante, détachant bien les ombres, que m’évoque ici Musica Nova. Il y a même quelque chose de réjouissant à écouter cette Missa. Spéculation, certes, mais dans la joie et la bonne humeur !
Kyrie
Sanctus
INFORMATIONS
Johannes Ockeghem
Missa prolationum
Alma redemptoris mater
Salve regina
Ensemble Musica Nova
Lucien Kandel, dir.
1 CD, 57’13, AgOgique, 2012.
Illustration complémentaire : dessin original de Blanche Dutreuil pour le présent texte. Tous droits réservés.
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