par Loïc Chahine · publié samedi 15 juillet 2017 · ⁜
On ne se lasse pas de Stradella, du moins tel que nous le révèlent, d’année en année, le chef Andrea De Carlo et son ensemble Mare Nostrum. Après deux oratorios accompagnés par la basse continue seulement, en voici un troisième, Santa Pelagia, une œuvre que, de son propre aveu, Andrea De Carlo travaille depuis plusieurs années, tant elle déroute de prime abord.
Sainte Pélagie, au départ comédienne ou danseuse, se convertit sous l’influence de l’évêque Nonnus (Nonno en italien), et c’est cette conversion qui fait l’objet de l’oratorio. Toutefois, le compositeur semble porter sur cet évènement un regard décalé. Ainsi, à la fin, une fois la conversion achevée, le texte (élégamment traduit pour le livret du disque par Jean-François Lattarico) évoque la contrition :
Mon monarque, voici mon cœur !
Observe mes pleurs et mes soupirs,
Je te confesse mes délires
À travers l’hommage de ma douleur.
Soupirs, pleurs, douleurs ? Stradella, lui, ne l’entend pas de cette oreille et nous donne à entendre une joie, disons même une jubilation étonnante. La musique semble contredire le texte, comme si le compositeur ironisait — un peu comme dans Platée où la Folie chante des paroles tristes sur un air gai, pour prouver que la musique l’emporte dans ce que ressent l’auditeur.
Cette conversion, d’ailleurs, paraît hautement irréelle dans le livret même. Alors qu’à la fin de la première partie Pélagie vante encore ses charmes physiques, en une réplique, vers la fin de la deuxième partie, la voilà convaincu : « Voici mon cœur vaincu, tu as triomphé », dit-elle à Nonnus. Et d’ajouter, référence ô combien ambiguë, qu’elle « se cachera derrière les miroirs ».
Le numéro de séduction auquel se livre la Religion (personnifiée) dans la première partie, ressemblant davantage à un air annonçant un innamoramento, n’est pas moins ambigu. D’ailleurs, si, dans la deuxième partie elle s’exprime contre l’ « archer », c’est pour être immédiatement assimilée à une « archère » par le Monde. D’ailleurs, la religion et le ciel scintillent, dans leurs descriptions, comme les bijoux et les charmes de Pélagie dans son grand monologue de la fin de la première partie. La religion ne serait donc qu’une autre passion. D’ailleurs, si à la fin de l’œuvre l’on comprend que Pélagie s’adresse à Dieu quand elle parle de son « Monarque », elle emploie le même mot pour le Monde au début de l’œuvre. N’y a-t-il pas là un signe du caractère volage des engagements de la « Sainte » ? Pélagie, comédienne de profession, ne jouerait-elle pas la conversion plus qu’elle la vivrait ?
D’autres éléments invitent à penser qu’il n’y a pas eu de véritable changement depuis le début de l’œuvre. Ainsi, dans le récitatif qui précède l’air final, le poète fait dire ceci à sa convertie :
Ici, finalement solitaire,
Les yeux liquéfiés,
Pleurant mes méfaits,
Je rivaliserai avec les fleuves alentour
Pour irriguer de mes larmes les fleurs d’été,
Et à vos lamentations
Répondront les rivières, les pierres et les vents.
Or ce thème de la nature est déjà là au tout début de l’œuvre, dans le premier récit et le premier air de la future sainte ; on trouve même la correspondance « lumi liquefatti » / « omaggio liquido » — et cet « hommage liquide » qui, au début de l’œuvre, nourrit les prés et les bois d’alentours, trouve un correspondant exact dans les larmes finales à qui la même fonction est allouée. Les métaphores « naturelles » sont d’ailleurs omniprésentes dans le livret. Bref, sans apporter d’interprétation définitive à ces étrangetés, il nous semble pouvoir avancer qu’une lecture attentive du livret et de la partition montrent une sainte Pélagie davantage en osmose avec la nature, c’est-à-dire le monde qui l’entoure, qu’avec le Dieu de la Bible. Deus, sive natura ?
Quoi qu’il en soit, l’écoute pourra bien se passer de ces exégèses. La partition, nous l’avions déjà signalé en sortant du concert, est d’une grande richesse, et l’on ne se lasse pas de cette musique pleine d’un charme puissant. Stradella surprend souvent. Sa musique, ici, est ponctuée de formules brèves, voire laconiques, de lignes brisées : qu’on écoute la basse, presque erratique, du premier air de Pélagie, « Ermi tronchi », puis les vocalises du personnages qui semblent à tout moment s’arrêter, comme plus tard les vocalises du Monde (« Per destare orrida guerra »). Ailleurs, les lignes se font plus sinueuses, comme dans le deuxième air de Pélagie, « Strugge l’alma ». Seul l’évêque Nonnus échappe véritablement à ce traitement, qui par comparaison avec les autres personnages paraît un tantinet bavard avec ses longues vocalises et ses notes tenues. Au reste, c’est aussi à lui que revient le plus long récitatif (« Oh, del mondo stellato ») et le plus long monologue (à part ceux de Pélagie, bien entendu). Chaque personnage est ainsi bien caractérisé, ce que l’on retrouve d’ailleurs dans la distribution.
Cette distribution est dominée par la Pélagie solaire de Roberta Mameli, très exposée, omniprésente. La soprano déploie un chant plein de séductions, toujours attentif au texte comme à la ligne, chantant avec le même engagement airs et récitatifs. Elle tient l’auditeur en haleine et l’on est comme suspendu à ce qu’elle chante. Il faut l’avoir entendue triomphante dans tel récitatif (« l’imbianca il crin l’età di gelo », piste 9), il faut avoir entendu ses sensuels « mille » dans l’air « Quanto à dolce con due guardi » (piste 31).
À ses côtés, la Religion incarnée par Raffaele Pe mérite des louanges pour sa grande classe, sa précision, et son timbre de velours qui évoquerait bien — pourquoi pas — la pourpre cardinalice. Le chant est toujours noble, délicat, distingué, et séduisant (très jolie inégalité des doubles croches dans son ultime air « Dal polo con volo »). L’évêque Nonnus de Luca Cervoni contraste vivement, non par ses défauts, mais par son caractère nettement plus humain : tout lui semble naturel, même les vocalises longues, et rien n’est jamais tiré ni outrés. Le timbre n’est pas des plus flatteurs, mais semble bien coller au personnage de l’évêque. Quant à Sergio Foresti, la basse, le « méchant » (le Monde), il se fait tantôt enjôleur — il s’agit de tenter de garder Pélagie — tantôt (plus souvent) vindicatif et martial. Et quelle attention, là encore, au texte ! Guerrier quand il critique la Religion (piste 35), il est caressant envers Pélagie immédiatement après.
On a le sentiment d’une équipe, dans les quelques duos, très réussi, et dans l’unique « chœur », celui des Mondains, éclatants. Dans la continuité, aussi, qui mène d’un air à l’autre (par exemple de la Religion à Pélagie, pistes 22 et 23) et qui tisse des liens entre les éléments (airs, récitatifs) pour créer un véritable tout. Tout cela ne se juxtapose pas, cela se suit avec subtilité.
La direction d’Andrea De Carlo, qui est probablement le meilleur défenseur et le plus fin connaisseur de l’œuvre de Stradella aujourd’hui, et le continuo de Mare Nostrum portent ces quatre chanteurs. Ils assurent une continuité pleine de souffle, non sans, d’ailleurs, mettre en valeur le caractère anguleux de la partition. Quelle force d’évocation ! Andrea De Carlo a toujours le soin de comprendre les spécificités de l’œuvre qu’il approche et de les restituer avec éloquence, de sorte que l’auditeur peut la recevoir dans toute sa force émotive, pour peu qu’il prenne la peine de dépasser une écoute rapide et trop superficielle — car la musique de Stradella ne se donne pas entièrement du premier coup.
La direction sait être tantôt contemplative (partie I, plus réflexive), tantôt plus animée (partie II, début, très dialoguée). Le continuo est généreux et surtout varié, dans ses accents comme dans ses textures : puissant et implacable dans les passages évoquant la guerre (comme l’air « Per destare orrida guerra »), il se fait ondulant et souple un instant après (« Vedi in calma il mar », partie à trois temps du duo qui suit), et, sans répéter les foudres du Monde, il allège pour la Religion dans « Saette e fulmini ». Tout cela est parfaitement maîtrisé. Tout au plus avons-nous quelques réserves sur la présence du violone parfois trop sonore — indispensable dans la grande cathédrale de Nepi où l’œuvre a été enregistrée, mais pas forcément au disque.
Nous l’avions dit en sortant du concert : une fois cette lecture « digérée », on ne saurait imaginer la Santa Pelagia autrement que comme ici, fulgurante, incandescente. Porté par un engagement de tous les instants, cet enregistrement est, comme le fut, au début de la collection, La Forza delle stelle, une réussite essentielle à la discographie.
INFORMATIONS
Oratorio pour quatre voix et basse continue
Roberta Mamelli, Santa Pelagia
Raffaele Pe, la Religion
Luca Cervoni, Nonnus
Sergio Foresti, le Monde
Ensemble Mare Nostrum
Andrea De Carlo, dir.
1 CD, 50’22, Arcana, 2017.
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