par Loïc Chahine · publié jeudi 20 avril 2017 · ⁜
On l’oublie souvent, mais Louis XIV n’a jamais vu l’Opéra royal de Versailles : ce n’est qu’en 1770 qu’il a été inauguré, pour le mariage du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette, avec Persée de… Mais de qui au fait ? Est-il vraiment de Lully, comme le clame la couverture ? Avant de faire un faux procès à cette œuvre et de hurler à l’assassinat, hâtons-nous de bannir les a-prioris. Au xviiie siècle, on ne s’embarrassait guère de jouer les œuvres de Lully dans leur état d’origine ; dès la fin du xviie, en fait, on avait commencé à ajouter des danses, à modifier les divertissements… Après la Querelle des Bouffons, les opéras de Lully souffraient de leur « archaïsme », et on les remettait au goût du jour, de sorte que ce Persée qui était donné en 1770 est devenu une œuvre hybride, synthèse d’un siècle d’opéra français, de Lully à Dauvergne.
Si l’essentiel du poème de Quinault est conservé et finalement assez peu altéré — ce qui ne sera plus le cas en 1780 quand Marmontel s’en emparera pour une nouvelle mise en musique par Philidor —, quelques modifications tout de même : les cinq actes se trouvent réduits à quatre, par fusion des deux derniers ; le rôle de Mérope, laquelle est amoureuse de Persée sans obtenir de retour, est drastiquement réduit. D’autres changements d’ordre dramaturgique sont musicaux : ainsi du rôle de Méduse, originellement confié à une voix de taille, est ici distribué à une femme.
Le remaniement musical est dû, d’après le Journal de Musique de mai 1770 (mais la réalité pourrait avoir été plus complexe), pour les actes I et IV à Antoine Dauvergne, bien connu grâce aux Grandes Journées versaillaises qui lui avaient été consacrées et dont sont sortis plusieurs enregistrements discographiques ; pour l’acte II à Bernard de Bury, à peu près inconnu du grand public, et l’acte III à François Rebel, un peu plus connu. Pour autant, il s’agit bien d’un remaniement, et non d’une réécriture totale, et Lully mérite bien d’être crédité ; ainsi, qu’on écoute le début de l’acte I, scène i : le récit initial est bien celui de Lully — un peu abrégés par endroits —, le petit air de Céphée « Il n’est point de grandeur » est aussi tiré de la partition de Lully, et dans ce qui suit, seules quelques mesures sont modifiées ; il en va de même à la scène ii, où seules les premières mesures ne sont pas de Lully ; un petit air se voit ajouter l’accompagnement de deux flûtes. C’est à la scène iii que la réécriture se fait plus profonde : au grand air de Mérope « Ah ! je garderai bien mon cœur », Dauvergne ajoute un accompagnement de cordes ; il s’empare du matériau original et l’adapte plus qu’il ne le réécrit. Il serait fort abusif de dire que le « remanieur » défigure l’original, qu’il en détruit le sens de la déclamation.
Les divertissements, en revanche, sont nouveaux : les hautbois s’affranchissent de la doublure des violons, les bassons de celle des violoncelles (et parfois même les contrebasse ne jouent pas comme les violoncelles, comme dans le « Bruit » de l’acte IV qui décrit l’action belliqueuse de Phinée), et le style, dans la ligne de celui de Rameau, annonce en de nombreux endroits le classicisme — on pense par exemple aux pédales de vents. On en a profité pour supprimer des passages critiqués : ainsi, à l’acte I, le chœur « Laissez calmer votre colère », avait été critiqué par Louis Fuzelier dans sa parodie Arlequin Persée, où la Mérope parodique le commentait en ces termes :
Eh ! Mais ma sœur, vous n’y pensez pas ; on n’a jamais imploré l’assistance des dieux dans une calamité publique, sur un ton aussi enjoué ! On dirait une contredanse.
Il est remplacé par un grand chœur avec trois solistes qui précède le récit de Cassiope, et par de nombreuses danses.
Le prélude de l’acte II, entièrement nouveau, est un bijou de tendresse et d’art de la composition. Plus loin, Bury conserve la seule danse de Lully de ce Persée 1770, et reproduit presque à l’identique le grand chœur final de l’acte II, mais réécrit une partie de l’accompagnement, pour l’enrichir un peu et l’affranchir de la stricte doublure du chœur.
De même, le début de l’acte III est quasi identique chez Lully et en 1770, l’adapteur s’étant contenté de remanier l’orchestration — d’où une partie intéressante allouée aux bassons. En revanche, le divertissement dévoile une solide personnalité, à commencer par un « Premier air en sourdines pour les ministres du sommeil qui répandent le charme de ses pavots dans le lieu de la scène » tout à fait irrésistibles : les cordes se réduisent aux violons et aux basses, pour laisser une plus large place aux vents : des clarinettes, des flûtes, des bassons et deux pupitres de cors ; on remarquera le crescendo et diminuendo noté sur chaque finale de phrase, agrémentée d’un point d’orgue.
Ceux à qui nous l’avons fait entendre ont rapproché cet air, sans qu’on les y invite, du « Mozart un peu maçonnique ».
Plus loin, autre caractère, autre style : dans le « Prélude » qui sert de combat de Persée contre Méduse, puis l’« Air pour les fantômes » (c’est-à-dire les monstres qui naissent du sang de Méduse), on retrouve l’orchestre « à la française », avec une seule partie de violon et deux d’altos, augmenté de cors, de bassons, et surtout de hautbois et clarinettes qui font à l’unisson une sorte de soutien harmonique des plus agréable. Cet « Air pour les fantômes » est assurément signé, comme l’Air pour les ministres du sommeil, de main de maître.
L’acte IV, enfin, revient, comme le premier, à Dauvergne. Il est le plus concentré, et pour cause : il réunit, on l’a dit, les actes IV et V du Persée originel, le combat contre le monstre furieux sorti du sein des flots pour dévorer Andromède, puis l’écrasement de la sédition menée par Phinée, dépité du triomphe de son rival. L’intérêt est d’éviter tout temps mort : point de divertissement après le sauvetage d’Andromède, il faut immédiatement vaincre Phinée ; cet enchaînement rapide justifie d’autant mieux la descente de Vénus qui annonce la fin des hostilités divines contre Cassiope et sa famille — on notera d’ailleurs le très beau prélude pour ladite descente. Suivent trois ariettes : la première de Vénus avec le chœur, puis une autre de Vénus sans le chœur, et enfin, pour faire le final du disque, une ariette de Persée, très corsée en coloratures, avec chœur. Ces ariettes au parfum légèrement kitsch, à cause de leur italianité, n’en manque pas moins de charme et apportent un nouvel ingrédient à cette œuvre décidément complète : la virtuosité vocale.
Nous disions bien qu’elles forment le final « du disque » car — et c’est là sans doute le petit défaut de cet enregistrement —, le Persée de 1770 comportait également, à l’acte IV, un grand nombre de danses. Sans les ressusciter toutes, il aurait sans doute été souhaitable d’en conserver au moins une pour maintenir l’équilibre de l’ensemble. Mais l’on sait ce qu’il en est : souvent les délais et les conditions de réalisation ne permettent pas de faire ce qu’on voudrait. Quoiqu’il en soit, ces deux ariettes, très éloignées du style de Lully, permettent de conclure l’œuvre sur une note définitivement festive : et Persée de 1770, c’est avant tout une œuvre de fête.
Il faut rendre grâces au Centre de Musique Baroque de Versailles et à son directeur artistique Benoît Dratwicki d’être allé fourrer leur nez dans des partitions oubliées, de ne s’être pas arrêté à des considérations modernes comme « le mieux, ça ne peut être que l’œuvre originale, tout ajout doit être superflu », et de n’avoir point été rebuté par des noms aussi inconnus du grand public que celui de François Rebel (à qui, encore, pourrait bénéficier la confusion avec Jean-Féry) ou Bernard de Bury ; il faut leur rendre grâces, disons-nous, de nous convier à cette fête et de la faire renaître avec une distribution brillante et dans des conditions proche de l’idéal.
Ce brillant Persée s’offre dans les rôles secondaires Chantal Santon-Jeffery (une Éthiopienne, une Nymphe guerrière et Vénus), solaire, plus que royale même, impériale, Cyrille Dubois en Mercure bienveillant au timbre enchanteur (de la douceur de « Persée, approchez-vous », acte III, iv à la malédiction impérieuse de « Gorgones, désormais vous serez sans pouvoir », deux scènes plus loin), Marie Kalinine qui campe, de son timbre profond et presque violent, une Méduse mi-monstrueuse, mais dont l’excès finit par devenir touchant, l’excellent Thomas Dolié (un Éthiopien, un Cyclope, Sténone et un Triton), moins mis en valeur par la partition mais dont chaque apparition est d’une grande classe, et enfin Zachary Wilder qui s’acquitte avec les honneurs de l’ingrat rôle d’Euryale. Il en découle que ce qui n’aurait pu être que de petites utilités s’avère plein de personnalité, et que chaque intervention de ces « acteurs chantants » est en soi un joyau. De fait, il est sage de confier ces pages-là à des voix intéressantes et à des chanteurs remarquables : sans quoi, elles ne sont que fadeurs. Ici, elles rappellent avec éclat le caractère parfaitement essentiel du divertissement dans la dramaturgie même de la tragédie en musique.
Du côté des rôles principaux, c’est bien sûr le Persée exemplaire de Mathias Vidal qui s’attire en premier toutes les louanges, avec sa diction toujours aussi remarquable, son engagement, son timbre ; face à lui, avec une déclamation et un amour du texte non moins impeccable, le baryton Tassis Christoyannis campe un Céphée d’une rare noirceur ; ces deux-là, dirait-on, font la paire. Hélène Guilmette, en Andromède, est délicate, juvénile, mais peine à s’imposer totalement face à ses deux prétendants. Jean Teitgen, Katherine Watson et Marie Lenormand, en famille d’Andromède, sont loin de démériter, et même si la partition leur donne bien moins l’occasion de briller, on apprécie le sens de la déclamation de chacun qui parvient à donner du corps à son personnage — au point, peut-être, d’écraser un peu Andromède : on ne choisit pas sa famille, comme on dit.
Tous les membres de cette distribution partagent des qualités de caractérisations — loin d’ici les voix forcément fades et légères que les fantasmes de certains voudraient encore imposer au répertoire baroque —, mais aussi de diction, car le texte demeure presque toujours parfaitement intelligible — à ce jeu-là, le chœur est d’ailleurs exceptionnel, et l’on remarquera la qualité de son élocution —, même si, dans certains récitatifs, une dramatisation plus tranchée aurait pu être bienvenue. C’est peut-être en fait dans les chœurs et l’orchestre qu’il y a le plus de vigueur théâtrale.
Le chœur du Concert Spirituel est sans défaut : l’articulation est toujours impeccable, le chant est net, le son répond idéalement à celui de l’orchestre. Et c’est l’orchestre, sans doute, le grand vainqueur, car entre les mains de cette puissante machine qu’est celui du Concert Spirituel, avec le savoir-faire d’Hervé Niquet, chaque prélude, chaque danse, chaque chœur est un régal absolu.
Certes, on regrettera quelques tempos un peu pressés (Prélude de l’air d’Andromède à l’acte II, Sommeil à l’acte III), mais ce sont là des choses bien pardonnables, et Hervé Niquet dirige l’ensemble avec une rigueur qui s’attache à rendre pleine justice au luxe de la partition. On notera par ailleurs que, conformément à la pratique de l’époque, le clavecin est absent des danses : les chercheurs le savent depuis longtemps, mais cela demeure peu appliqué dans « la pratique d’aujourd’hui ».
Le tout est serti dans un élégant livret richement illustré avec un texte de présentation clair de Benoît Dratwicki.
Par ses riches saveurs orchestrales, par la qualité de sa distribution, par la conception originale du projet —manière d’anthologie de ce que l’on considérait comme étant ce qui se faisait de mieux à la toute fin du règne de Louis XV, ce qui représentait le mieux la France à ce moment là —, parce qu’il est aussi occasion d’entendre du Rebel et du Bury, compositeurs restés fort rare au disque, ce Persée de 1770 est une référence à connaître ; pour nous, ce disque est d’ores et déjà devenu un indispensable et l’un de nos chouchous.
INFORMATIONS
Musique de Jean-Baptiste Lully, remaniée et complétée par Antoine Dauvergne, Bernard de Bury et François Rebel, sur un livret de Philippe Quinault retouché par Nicolas-René Joliveau.
Mathias Vidal, Persée
Hélène Guilmette, Andromède
Katherine Watson, Mérope
Tassis Christoyannis, Phinée
Marie Lenormand, Cassiope
Jean Teitgen, Céphée, une Divinité infernale
Chantal Santon-Jeffery, une Éthiopienne, une Nymphe guerrière, Vénus
Cyrille Dubois, un Éthiopien, Mercure
Marie Kalinine, Méduse
Thomas Dolié, un Éthiopien, un Cyclope, Sténone, un Triton
Zachary Wilder, Euryale
Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, dir.
2 CD, 108’21, Alpha classics (Outhere), 2017.
Enregistré à l’Opéra royal de Versailles, avec la participation du Centre de musique baroque de Versailles.
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