par Loïc Chahine · publié mercredi 21 decembre 2016 · ¶¶¶¶
Il n’y a pas que Monteverdi qui s’est intéressé aux amours impossibles de Tancrède et Clorinde. En 1702, André Campra compose son sixième, sur un livret du poète Antoine Danchet. Si sa musique religieuse commence à être assez bien connue, les œuvres scéniques de Campra souffrent d’une discographie plutôt ingrate : en passant avec mansuétude sur des extraits de L’Europe galante (en complément du Bourgeois Gentilhomme) par La Petite Bande en 1973, on devait jusqu’ici se contenter d’un enregistrement de Tancrède, dirigé par Jean-Claude Malgoire (Erato), enregistrement qui a le mérite d’exister mais où il arrive que tel soliste ne soit pas avec la basse continue, et un Idoménée certes maîtrisé, mais relativement frigorifique, dirigé par William Christie (Harmonia Mundi) ; plus récemment, Hervé Niquet, ou plutôt sa distribution n’a pas totalement convaincu dans Le Carnaval de Venise (Glossa), malgré de très beaux moments. Le présent enregistrement de Tancrède se place d’emblée au sommet de cette parcellaire discographie, tant par la qualité d’un plateau de solistes de grande classe, dominé par Isabelle Druet et Chantal Santon, soutenues par Benoît Arnould et Alain Buet, que par celle de l’orchestre Les Temps présents et des Chantres du CMBV, le tout sous la houlette attentive et experte d’Olivier Schneebeli.
Si les vers de Danchet sont souvent charmants et bien tournés, l’intrigue, en réalité, est diluée. Herminie aime Tancrède, Argant aime Clorinde ; or Clorinde et Tancrède s’aiment, d’abord sans le savoir, puis se l’avouent — mais leur amour est impossible car en cette croisade, ils sont de camps opposés. Herminie s’allie avec Argant, et reçoivent le soutient du magicien Isménor, pour détruire Tancrède, projet qui est contrarié souvent par l’amour d’Herminie, parfois par l’intervention de Clorinde. La fin est connue, les deux amants s’étant séparés, une bataille se livre ; Clorinde combat sous les armes d’Argant, de sorte que quand il la blesse mortellement, Tancrède ne la reconnaît pas. Le clou du drame est bien sûr la scène finale entre les deux amants, scène qui, bien sûr, était celle qu’attendaient les spectateurs qui savaient bien quelle était l’intrigue — la Jérusalem délivrée était fort lue en France, et quelques années plus tôt, la marquise de Sévigné écrit à sa fille qu’un de ses amis m’a « priée qu’il pût lire Le Tasse avec » elle (lettre du 21 juin 1671) — mais qui avant de connaître l’œuvre, voulaient surtout découvrir comment le poète traiterait la mort de Clorinde dans les bras (ou presque) de Tancrède.
Il est de règle que chaque acte d’opéra baroque français (que ce soit une tragédie ou un opéra-ballet) ait son divertissement. Sur ce point, Danchet n’a pas cherché bien loin et son livret est rempli de démons qui tantôt annoncent leurs forfaits futurs, tantôt se changent en plaisir pour charmer Tancrède — idée déjà largement exploitée dans l’Armide et Quinault et Lully.
Tout cela fournit à Campra l’occasion d’une musique variée, avec des caractères bien trempés. La distribution est ici de haut vol. Benoît Arnould trouve le ton juste et campe un Tancrède guerrier, un rien content de lui (son triomphe, un peu surjoué, au dernier acte), mais surtout héros mélancolique, dans la lignée d’Amadis : son monologue au début de l’acte IV est l’un des moments les plus réussis des trois disques. Face à lui, Isabelle Druet, dont le rôle n’est pas si long, impressionne par la variété des couleurs, la qualité du style (elle fait, par exemple, dans son premier air, au début de l’acte II, un port-de-voix étourdissant de beauté) et la finesse de son interprétation du personnage de la guerrière qui découvre l’amour. L’Herminie de Chantal Santon est un rien plus en retrait : après tout, elle est ici la méchante amoureuse, celle qui voudrait se venger mais n’y parvient pas. Enfin, Alain Buet donne un peu de personnalité au rôle d’Argant, rôle assez ingrat au demeurant.
Le chœur est chatoyant et précis, mais c’est sans doute lui qui souffre le plus d’une prise de son qui, faute d’ampleur, a tendance à l’écraser. Les lignes sont très bien tenues.
On pouvait avoir quelque appréhension en ce qui concerne l’orchestre Les Temps présents, jusque-là à peu près inconnu. Les doutes sont rapidement balayés par une sonorité ronde et pleine, un bel équilibre entre les pupitres — on n’entend pas ici, comme chez d’autres, que le dessus et la basse, mais aussi les parties intermédiaires —, un sens aigu de la caractérisation qui fait de chaque danse un petit délice. Quelle différence ici avec Les Fêtes vénitiennes dirigées par William Christie à l’Opéra-Comique (et parues depuis en DVD), où toutes était affadies ! On jurerait que ce n’est pas le même compositeur.
Le continuo aussi est digne d’éloge pour sa sobriété, son efficacité et sa vraisemblance. On sait que par rapport aux tragédies de Lully, il avait déjà été réduit : il y a ici deux clavecins, deux théorbes et une basse de viole, qui ne font ni vrombissement stupide, ni alternance excessive.
La direction d’Olivier Schneebeli est fluide et agréable ; le chef sait tirer de belles couleurs de l’orchestre et du chœur, mais aurait certainement gagné à insuffler davantage d’urgence aux récits, à en exacerber un peu le drame.
Certes, cet enregistrement du Tancrède de Campra n’est pas totalement exempt d’imperfections, qui tiennent principalement à son caractère live. Comme il s’agit de la captation non pas de d’une version de concert mais d’une production mise en scène, la prise de son est un peu sèche, et l’on pourra être gêné par tel ou tel détail — les bruits des pas (dansés) sonores à certains moments, certains accents qui sur scène se justifient bien mais qui, au disque et sans support visuel, sont un peu surjoués, ou encore quelques menues fautes, comme la liaison ratée « n’être pas-t-aimé » à la fin de l’acte II. On regrettera aussi là un vibrato pas forcément agréable chez tel petit second rôle féminin, ici le timbre un peu rude de telle haute-contre (ce qui est aussi une question de goût personnel, d’ailleurs).
Ces réserves ne parviennent pas à entacher le plaisir d’avoir enfin un bel enregistrement d’opéra de Campra, et il est toujours bon de rappeler que l’intervalle entre ces deux monstres sacrés grouille d’œuvres qui méritent autre chose que l’oubli dans lequel elles sont tombés et le désintérêt de nos contemporains à les en tirer. Grâces soient rendues à ceux qui y travaillent, surtout s’ils font aussi bien qu’avec ce Tancrède.
INFORMATIONS
Benoît Arnould, Tancrède
Isabelle Druet, Clorinde
Chantal Santon, Herminie
Alain Buet, Argant
Éric Martin-Bonnet, Isménor
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Orhcestre Les Temps présents
Olivier Schneebeli, dir.
3 CD, 166’46, Alpha (Outhere Music), 2015.
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