par Loïc Chahine · publié vendredi 17 juillet 2015 · ⁜
Il y a plusieurs années, le chef d’une formation baroque m’avait demandé des idées d’œuvres à recréer ; le premier titre qui m’était venu, c’était Les Dieux de l’Égypte de Rameau. En fait, je ne savais presque rien de cet opéra, si ce n’est que d’une c’était du Rameau, ce qui est toujours un gage de qualité, de deux que ça n’avait jamais été rejoué depuis le xviiie siècle, ce qui pique la curiosité, et de trois que le titre faisait envie. Mais Les Dieux de l’Égypte sont une œuvre très exigeante, parce que créée pour une festivité de cour : Rameau disposait de moyens abondants, et il faut entre autres deux hautes-contre de haute volée et un orchestre abondant. Quoi de mieux, dès lors, puisqu’elles étaient restées dans les cartons, que ces Fêtes de l’Hymen et de l’Amour — autre titre de cet opéra-ballet — pour ouvrir en fanfare les réjouissances qui célébraient les deux cent cinquante ans de la mort de Rameau ? C’est à Hervé Niquet que fut confiée la direction, à la tête du Concert Spirituel et d’une rutilante équipe de solistes, pour une série de concerts à Versailles, Paris, Bruxelles, et pour l’enregistrement, paru chez Glossa en septembre 2014.
Rarement objet discographique aura bénéficié d’une présentation aussi soignée et luxueuse : un grand livre-disque — tellement grand qu’on en a presque pas de même format et qu’au bout on est em… embêté pour lui trouver une place dans les étagères — bleu, blanc et jaune, du beau papier, une typographie toujours aussi soignée et élégante, qui plus est illustré — et quel plaisir d’admirer les dessins de l’atelier de Boquet ! Dans le livre, Thomas Soury dresse un portrait de l’œuvre, tandis que Sylvie Bouissou évoque les liens de Rameau avec la Cour ; Benoît Dratwicki raconte les interprètes des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour en leur siècle, à la création mais aussi lors de reprises ; Patrick Florentin, quant à lui, ramiste émérite — on avait déjà goûté sa contribution passionnante au livret du disque Concerts mis en symphonies d’Hugo Reyne —, nous parle surtout de Cahusac, librettiste qui, puisque Rameau l’avait choisi, mérite bien un peu d’attention.
Néanmoins, si Patrick Florentin a à cœur de défendre Cahusac, je ne l’aime toujours pas beaucoup. Ses vers sont parfois confus, et l’on est tenté de penser de Cahusac comme d’Antoine Houdar de La Motte : on se laisse porter, à l’écoute, par les mots, par leur agencement, mais au bout, le sens n’est pas toujours au rendez-vous. Le relâchement des expressions a été remarqué à l’époque, par exemple dans le Mercure de France :
Nous ne dissimulerons point que M. de Cahusac, en divers endroits de son poème, tombe dans des négligences qu’il ne devrait pas se permettre. On ne lui pardonnera point de dire “Rien ne manque à mon désespoir”, “Comble de ma terreur”, “Des climats sereins”, “L’art des talents”, etc. Peut-être aurait-on droit aussi de lui désirer plus de clarté dans certaines phrases.
Il faut dire aussi que Cahusac, pour nos oreilles modernes, a redoublé de malchance, en particulier dans la Deuxième Entrée où les personnages s’appellent Memphis et Canope, c’est-à-dire la capitale de la Basse-Égypte pharaonique et la dénomination des vases funèbres dans lesquels on rangeait les viscères dans la momification. Mais vérifications faites, il s’avère que, oui, Memphis est bien le nom d’une femme, aussi, et oui, Canope est bien aussi le nom d’un dieu du Nil… Or, d’après Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, I, 51), Memphis s’unit bel et bien avec une divinité nilotique. Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce que nos esprits post-champollioniens peuvent penser, du mariage d’une ville et d’un vase.
Il est très clair, par ailleurs, que bien des endroits du livret sont sous-tendus par la doctrine franc-maçonne, très à la mode à l’époque — d’ailleurs, une parodie dramatique de la première entrée avait pour titre Les Fra-Maçonnes —, comme « Souvent la sagesse des dieux / Cache le bien qu’elle veut faire », « Peuple aveugle, peux-tu m’honorer par un crime ? / N’apprendras-tu jamais à connaître les dieux ? » Mais, quelque intérêt (ou inintérêt) qui puisse être dans le livret, avouons que c'est la musique qui nous fait venir, que c’est Rameau et non Cahusac, et donc, passons-y.
La partition est d’une grande richesse. On peut se demander, puisque l’opéra a été créé pour la Cour, de quels moyens exacts Rameau disposait. En effet, à l’Académie royale de musique, ce sont les mêmes musiciens, au nombre de quatre en général, qui tiennent les flûtes (traversières) et les hautbois, qui sont du coup employés alternativement (voir Le Temple de la Gloire, par exemple, deux ans auparavant, en 1745). Or, dans Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, il y a des endroits où il y a à la fois flûtes et hautbois, comme par exemple la Sarabande dans la Troisième Entrée, où les deux pupitres dialoguent ; il est même précisé que certains passages sont pour un instrument seul, d’autres pour tous (voir l’image ci-dessus). Il paraît fort probable que la circonstance festive de la création ait permis l’emploi de musiciens supplémentaires. Quoi qu’il en soit, et ce point en est témoin, l’écriture est d’un rare raffinement, il y a partout mille détails subtils qui, comme dans Zaïs, semblent dessiner des ornements infinis, des arabesques dorées. Puisque le livret est d’un dramatisme à peu près inexistant, Rameau s’est livré entièrement à la musique et laisse aller son perfectionnisme en léchant chaque ligne — caractéristique que l’on retrouve dans Zaïs. Je dirais même, si le terme n’avait pas aux yeux du public d’aujourd’hui quelque chose de négatif, qu’il y a quelque chose de rococo dans ce foisonnement de détails.
Et quel orchestre mieux que le Concert Spirituel pour servir cette partition ? Ces détails s’entendent, avec toujours un sens du son et de la ligne souverains, un dynamisme jamais pris en défaut, mais aussi une absence de précipitation vaine. La virtuosité est partout, mais jamais cela ne part dans tous les sens et il y a toujours dans une véritable concentration (au sens matériel) d’ensemble — la qualité qui manque à bien des enregistrements d’œuvres tardives de Rameau (le double disque de Savall, par exemple). Signalons d’ailleurs que les effectifs, s’ils restent inférieurs à ceux de l’Académie royale de musique autour de 1740–50, sont assez élevés : 10 violons (en moyenne 16 à l’époque), 6 hautes-contre et tailles de violon (comme à l’époque), huit basses d’archet (contre 11 à l’époque), quatre bassons (comme à l’époque)… Ces effectifs plus importants que ceux que dont les chefs disposent généralement aujourd’hui — pour des raisons financières, et parce que bien des décideurs ont été habitués à l’équation musique ancienne = moins de monde que dans le répertoire ultérieur — ces effectifs, dis-je, permettent de se faire une idée plus précise de la masse que pouvait être l’orchestre de Rameau. Les chœurs sont impeccables, l’articulation y est soignée mais jamais au détriment de la beauté des timbres. Tout sonne ample et généreux, et même, osons le mot, assez jouissif. Hervé Niquet semble réussir, non à imposer, car rien ne semble contraint, mais à donner un point de fuite, une véritable perspective qui donne à chaque élément sa place et son sens.
La distribution est un poil plus inégale, mais vraiment un poil. Disons surtout que j’ai du mal avec Carolyn Sampson, qui me semble de peu de charmes aussi bien du point de vue du timbre que de la musicalité ou de l’articulation, et que Blandine Staskiewicz semble, elle, avoir du mal tout court — alors que ses interventions précédentes, par exemple dans Callirhoé, m’avait plutôt séduit et que je me réjouissais de la retrouver. Rendez-vous manqué, peut-être ? Rien d’infâmant, toutefois, mais la voix semble s’être ternie. Dans le rôle, assez petit, de Mirrine, Jennifer Borghi réussit comme toujours à imposer un personnage, en peu de temps. Quel bonheur d’écouter Chantal Santon-Jeffery&nbps;! Tout lui semble aisé, le timbre est velouté, l’articulation est claire, la musique aussi. On croirait que Rameau a écrit pour elle, tant il y a une forme d’évidence. Vraiment, on en redemande ! Il en va de même des deux hautes-contre, peut-être les plus brillants qui se puissent trouver actuellement, Mathias Vidal et Reinoud van Mechelen. D’un côté, la voix est dramatique, de l’autre elle est plus tendre ; d’un côté, une vraie tension de la ligne, de l’autre, une aisance et un aigu aérien ; des deux côté, le texte est là, incarné, et la musique servie avec un brio qu’on a peine à concevoir quand on lit la redoutable partition (tessitures très élevées, sauts difficiles, le tout devant être fait dans l’élégance). Et pourtant, chaque intervention est réussie et plonge l’auditeur dans des délices absolues. Tassis Christoyannis, dont j’ai déjà dit le bien que j’en pensais, n’a ici qu’un seul rôle, à peu près cantonné au récitatif, mais dramatique, et il y fait mouche. On frémit en entendant son « Peuple aveugle » souverain, ne souffrant pas la réplique ; on voit son regard amoureux quelques minutes plus loin quand il ordonne la fête. Alain Buet chante au total environ cinq minutes, on aurait aimé que Rameau lui en donne un peu plus…
On tient là un jalon majeur dans la discographie ramiste, à placer à son premier plan. Parce que l’œuvre est fort belle, ménageant plus de beaux moments qu’il n’en faut pour combler ses auditeurs, et parce que les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour sont tout à fait représentatives (bien plus que les Pièces de clavecin en concert si abondamment fréquentées) de la manière de Rameau entre les premières œuvres dramatiques (Hippolyte, Les Indes, Les Fêtes d’Hébé) et les ultimes (Les Paladins et Les Boréades), parce qu’elles sont servies par un orchestre à peu près insurpassable de force comme de clarté et un chœur exceptionnel, une distribution de haute volée et un chef aussi exigeant qu’enthousiaste, voilà sans doute le disque de l’année Rameau (loin devant les autres, et en attendant ceux qui restent à paraître), et un enregistrement qui, aux côtés de la Platée et du Dardanus des Musiciens du Louvre, du Zoroastre des Arts Florissants, des versions d’Hippolyte et Aricie des deux phalanges, des récentes Surprises de l’Amour des Nouveaux Caractères, demeurera une référence.
Là où dans Naïs les “scènes”, c’est-à-dire les moments d’action, pèchent par sécheresse, là où au contraire l’action semble prête à tout absorber dans d’autres œuvres en générant une véritable tension dramatique, ces Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, en faisant la part belle à la musique sans vraiment se soucier des intrigues, en tirant le théâtre du côté du spectacle plutôt que de celui du drame, constituent une œuvre détendue (mais pas distendue) où l’on prend le temps de se régaler de chaque air, de chaque ariette, de chaque chœur, de chaque musique à danser. Les troupes réunies autour d’Hervé Niquet — solistes, chœur, orchestre — offrent aux oreilles un spectacle grandiose mais pas guindé, enthousiaste mais pas empressé, magnifique (« Splendide, somptueux en dons & en despense, qui se plaist à faire de grandes & esclatantes despenses, principalement dans les choses publiques. », Dictionnaire de l’Académie, éd. 1 à 5, 1694–1798) mais pas clinquant. Un feu d’artifice sans les pétarades. Rares sont les enregistrements qui parviennent à un tel équilibre et procurent autant de plaisir, plaisir que des écoutes multiples n’altèrent pas. Encore !
« Brillez, sons enchanteurs » (Troisième Entrée)
Rigaudon (Deuxième Entrée)
INFORMATIONS
Chantal Santon-Jeffery, Orthésie, Orie (dessus)
Carolyn Sampson, L’Amour, Memphis, une Égyptienne (dessus)
Blandine Staskiewicz, L’Hymen, une Égyptienne, une Bergère égyptienne (bas-dessus)
Jennifer Borghi, Mirrine (bas-dessus)
Mathias Vidal, Un Plaisir, Agéris, Aruéris (haute-contre)
Reinoud van Mechelen, Osiris, un Berger égyptien (haute-contre)
Tassis Christoyannis, Canope, un Égyptien (basse-taille)
Alain Buet, Le Grand Prêtre, un Égyptien (basse-taille)
Chœur et orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet, dir.
Glossa, 2014, 2 CD.
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