par Loïc Chahine · publié lundi 10 octobre 2016 · ¶¶¶¶
Ce serait un lieu commun de dire que Bach fut un grand organiste, si ce n’est le plus grand de son temps. Or, les implications de cette réalité sont souvent oubliées : Bach avait sans doute l’occasion de se produire dans d’autres circonstances que celles de l’office religieux ; comme le rappelle Peter Williams, si « Peu de ses récitals ont été clairement documentés ou mentionnés dans les journaux, […], il doit y en avoir eu beaucoup d’autres que ceux de Hambourg, Dresde, Cassel ou Potsdam dont nous avons gardé la trace. » C’est un tel « récital » (même si le mot et le concept sont bien postérieurs, puisque c’est surtout Liszt qui mit le genre à l’honneur) que fait revivre Maude Gratton sur l’orgue Silbermann de la Friedenkirche de Pornitz (1737).
En effet, même si certaines pièces font écho au monde religieux (les grands choralx), il est fort probable, eu égard à leurs dimensions et leur complexité, qu’ils ne prenaient pas place dans la liturgie. Toutes les œuvres datent de la période de Leipzig, et s’y côtoient les chorals déjà évoqués ou les Variations Canoniques sur « Vom Himmel hoch » (bwv 769), deux grands préludes et fugues, l’un en ouverture, l’autre en fermeture, une sonate en trio, et enfin un Duetto bwv 802, issu d’une série de « duetti » dont on ignore la destination exacte (intermèdes de concert ? ou, plus probablement, œuvres pédagogiques ?). Ces œuvres illustrent donc la diversité de la production organistique de Bach, de l’inspiration religieuse à celle, nettement plus profane, de la sonate italienne, en passant par le Stylus Phantasticus du maître Buxtehude et de ses fulgurances.
Maude Gratton illustre bien ce que la musique de Bach peut avoir de complexe, d’intérieur, mais aussi d’impressionnant. Car l’orgue peut aisément donner dans l’impressionnant. Écoutez le grand prélude sur « O Lamm Gottes unschuldig » bwv 656. Elle le commence dans des registres doux, rassurants même, y distille le calme de l’âme du chrétien ; la polyphonie est rendue avec concentration ; et soudain (enfin pas tout à fait « soudain », il y a une ou deux marches pour arriver au sommet), cela prend de l’ampleur, cela se met à devenir vraiment quelque chose de grandiose, comme une apothéose — apothéose de l’Agnus Dei autant, sans doute, que de l’organiste. La musique de Bach n’est pas vaine démonstration, étalage orgueilleux de virtuosité, mais Bach devait tout de même bien aimer montrer un peu ce qu’il savait faire, de temps en temps, ou tout simple faire sonner avec éclat ses instruments qu’il allait jusqu’à expertiser, et cela, Maude Gratton l’a si bien compris qu’elle le restitue bien : sans orgueil, elle fait vivre aussi bien les pages qui semblent proches et méditatives que les coups d’éclat (les grands Préludes et fugues).
Le choix des registres, donc des timbres, sans virer lui non plus à l’ostentation, est habile, non dénué de trouvailles. Ainsi, la registration est non seulement appropriée, mais aussi parlante : elle dit quelque chose, elle apporte quelque chose à la musique. Ainsi, la basse de l’Andante de la sonate en trio en mi mineur bwv 528, dans le registre choisi (probablement la sous-basse), a quelque chose d’étrange, et par ses attaques un peu poussives, peut faire penser comme à des râles pressants qui empêchent tout appesantissement.
En somme, ce récital d’orgue de Maude Gratton réussit l’union du spirituel, parce que la profondeur du propos musical n’est jamais abandonnée, et du charnel, car l’orgue est ici, aussi, un moyen de plaisir.
O Lamm Gottes, unschuldig, BWV 656
INFORMATIONS
Maude Gratton, orgue Gottfried Silbermann de la Friedenskirche de Pornitz, 1737.
1 CD, 73’55, Phi (Outhere Music), 2016.
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