par Loïc Chahine · publié samedi 24 septembre 2016
Dès les premières lignes de ce petit livre, lignes que l’on retrouve presque exactement sur la quatrième de couverture, on est intrigué et l’on désire en savoir plus, tant la situation évoquée est, comme le note l’auteur même du livre, burlesque :
« Janvier 2014, en Russie, les hauts fonctionnaires, les gouverneurs, les cadres du parti Russie unie reçoivent un singulier cadeau de Nouvel An de la part de l’administration présidentielle : des ouvrages de philosophie ! […] Si Gogol revenait, il décrirait ces importants personnages en train de peiner sur la lecture de pages emplies de spéculations sibyllines. Mais il faut s’y mettre, et passer des soirées à s’arracher les cheveux. Le président lui-même a récemment cité ces auteurs dans des discours décisifs, et il faut essayer de comprendre ce qu’il a voulu dire. »
Le parti-pris de Michel Eltchaninoff est simple : partir de ces références évoquées çà et là par le président russe pour analyser son action politique. Quels sont les tenants et les aboutissants de ces actions qui paraissent peut-être détachées ? Comment Vladimir Poutine, pur produit de l’URSS, se situe-t-il réellement par rapport à elle ? Que propose-t-il à ses concitoyens ? Quel est son projet ? Voilà des questions auxquelles Dans la tête de Vladimir Poutine tente de répondre, et ce avec un indéniable brio, croisant citations de philosophes (de Kant à Berdiaev) et extraits de discours présidentiels. Fort d’une connaissance approfondie de membres de l’entourage de Poutine, Michel Eltchaninoff traque les indices, interroge, et nous livre ici les résultats de cette enquête passionnante.
« Comme tous les citoyens d’URSS, [Poutine] a été élevé dans le respect quasi religieux des livres et des grands noms de la culture. En Union soviétique comme en Russie, on ne se moque ni de la culture, ni de la philosophie », lit-on page 9. Force est de constater que la pensée de Poutine (et de ses conseillers) et les discours par lesquels elle s’exprime sont assez riches, et constituent une porte d’entrée : on découvrira ainsi quelques penseurs russes peu, voire pas connus en France, et Michel Eltchaninoff se fait l’écho, par exemple, de la querelle des slavophiles contre les occidentalistes au xixe siècle, tout en montrant en quoi Poutine en récupère certains éléments en les adaptant, voire en les déformant : car, et c’est encore une qualité de cet ouvrage, l’auteur a soin de faire la part des choses entre la pensée philosophique et sa récupération-déformation par le politique.
De fait, l’intérêt de ce petit ouvrage dépasse ces objectifs principaux. En explorant l’arrière-plan idéologique de l’action poutinienne, il constitue aussi une plongée dans un pan de la culture et de la pensée russe, car Poutine en donne lui-même quelques éléments de définition : en quoi « l’âme russe » diffère-t-elle de celle des Européens ou des Américains ? Peut-on faire en Russie la même chose que là-bas, en Occident ? Pour Poutine, il y a une « voie russe » à trouver — et peut-être le président russe serait bien capable, pour aider ses concitoyens et les autres à « trouver la voie », comme tel personnage du Lotus bleu, de leur « couper la tête ».
Par la maîtrise du sujet, le nombre de témoins interrogés, Michel Eltchaninoff signe ici un petit ouvrage essentiel, rédigé dans un style fluide et alerte, qui éclairera ceux qui sont curieux de politique internationale, mais aussi les amateurs de culture russe dans leur ensemble.
INFORMATIONS
Actes sud, Babel, 2016.
Voir la page du livre sur le site d’Actes Sud.
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