Rencontres au sommet

par Wissâm Feuillet · publié lundi 18 septembre 2017

Pour aller à certains festivals, il faut s’armer de patience. Ainsi, pour rejoindre Vézelay, dans l’Yonne, il ne nous fallut pas moins de trois trains. Charmant petit village médiéval construit sur une colline où la basilique Sainte-Marie-Madeleine culmine, Vézelay est connu pour être un point de départ du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, mais ce sont les Rencontres musicales qui y ont lieu en août qui sont l’objet de notre attention. Rencontres humaines enrichissantes, mais aussi rencontres des genres : la musique savante (de la Renaissance au xxie siècle) côtoie la musique populaire (chanson française, jazz, hip-hop…), et chaque jour à Vézelay est l’occasion de faire le grand écart. Chaque journée est plus ou moins construite selon le même schéma : deux « grands » concerts de musique savante, l’un à 16h, l’autre à 21h, autour desquels gravitent, sur de plus petites scènes, des concerts de moindre ampleur (gratuits) qui donnent l’occasion à des artistes, souvent jeunes, de se faire connaître.

« Chant du soir » : douceur romantique et explosion vespérale

Arrivés vers 19h, nous n’avons rien pu voir avant le concert nocturne qui réunissait le chœur Aedes, les Petits chanteurs de Lyon et Louis-Noël Bestion de Camboulas, à l’orgue. Bipartite, ce concert du soir proposait, fidèle à la philosophie du festival, un écart : des motets romantiques pour chœur a capella ont précédé les Vêpres à la Vierge Marie de Philippe Hersant, données dans leur version chambriste. Ces deux versants du programme, incompatibles chronologiquement et surtout stylistiquement, se sont pourtant bien enchaînés, malgré l’absence de cohérence.

Le chœur Aedes nous a enchantés, notamment dans le répertoire a capella : les motets de Mendelssohn, Reger et Bruckner qui ont été interprétés pour commencer, d’une écriture plutôt simple, étaient d’une beauté immédiate et franche. Des voix de basse excellentes, profondes et vibrantes, créaient une assise remarquable ; les voix de femmes, aériennes mais denses, n’avaient qu’à se poser. Si ces motets n’ont pas la richesse contrapuntique et les audaces harmoniques que nous trouverions dans la musique a capella de la Renaissance et du premier baroque, par exemple, ils sonnent bien, sans aucun piège ni surprise. Mais une musique si « évidente » permet de séparer aisément le bon grain de l’ivraie : un chœur médiocre aurait ennuyé, alors qu’Aedes a su soutenir l’intérêt.

L’explosion véritable revient toutefois à la deuxième partie du concert, bien plus intéressante sur le plan musical : les Vêpres à la Vierge Marie de Philippe Hersant étaient données dans leur version chambriste, en présence du compositeur. L’ensemble Aedes, toujours accompagné par Louis-Noël Bestion de Camboulas à l’orgue, dont le rôle était plus valorisant dans l’œuvre de Hersant, a été rejoint par un échantillon des Petits Chanteurs de Lyon, dirigés par Thibaut Louppe. L’œuvre est complexe, nous dirions même savante, intelligente, mais d’un abord assez simple, après tout : se laisser porter et surprendre reste la meilleure solution. La toccata d’ouverture, jouée à l’orgue, est une explosion de guirlandes de notes serrées, une sorte de déferlement jubilatoire. D’emblée, la dissonance est là et ne nous quitte plus, mais l’on se familiarise avec sa présence, on l’accepte, l’oreille étant davantage mobilisée par la texture des chœurs, pleine de relief.

L’œuvre gagne en intérêt lorsque le chœur d’enfant entre, mais il entre avec un certain sens de la théâtralité, sans qu’on le voie, depuis le fond de la basilique : l’on entend les voix de façon lointaine, pures et directes, entamer un verset grégorien, puis elles se rapprochent progressivement. À partir de là, les deux chœurs n’auront de cesse de dialoguer, sous la double direction de Mathieu Romano et de Thibaut Louppe, ce dernier étant dissimulé derrière une colonne : les enfants entonnent le grégorien avec une précision et un allant notables, ce à quoi le chœur Aedes répond par la polyphonie. Cette alternance est, en quelque sorte, le schème structurant de l’œuvre.

Nous avons particulièrement apprécié l’effort d’articulation qui a été fait, notamment s’agissant des paroles en français, compréhensibles sans tendre l’oreille. Cette maîtrise de l’articulation était à son comble dans le psaume 121. En revanche, la basse soliste s’est montrée moins convaincante, sa diction n’étant pas toujours intelligibles, ce qu’ont sauvé une grande pureté de timbre, une belle netteté et de la puissance. Les deux chœurs, réunis dans le « Gloria » du magnificat, ont offert un final éblouissant où l’hypotexte monteverdien s’est révélé dans toute sa splendeur.

Discussion avec Philippe Hersant

Nous avons eu l’occasion, à la fin du concert, d’échanger quelques mots avec Philippe Hersant qui a eu la gentillesse de nous accorder un peu de temps. Ayant rarement l’occasion de rencontrer des compositeurs vivants dont la musique nous touche, cette entrevue nous a rappelé, plus que jamais, qu’il s’écrit encore de la musique bien vivante, loin des clichés qui courent – parfois à tort, parfois à raison – sur la musique contemporaine (inaudible, fermée sur elle-même, écrite pour des spécialistes, snob…). Philippe Hersant nous confie d’ailleurs son intérêt pour la musique ancienne, et il nous en dit même davantage sur l’inspiration de ses Vêpres.

Après l’écoute de vos Vêpres à la Vierge Marie, j’ai envie de dire, de façon peut-être un peu naïve et provocante : « Voilà de la musique contemporaine que l’on écoute avec plaisir, de la musique qui parle. » J’y ai même perçu un certain nombre de « clins d’œil » à la musique ancienne qui, sans être insistants, se laissent déceler…

Philippe Hersant : Oui, ces Vêpres ont été écrites pour le huit-cent-cinquantième anniversaire de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2013, mais elles « répondaient » en quelque sorte aux Vêpres de Monteverdi qui avaient ouvert le jubilé. Sans dire que je m’en suis inspiré, j’ai librement puisé des références dans cette œuvre extraordinaire : les ritournelles initiales en ré majeur, par exemple, jouées à l’orgue aujourd’hui, font écho à celles de l’ouverture des Vêpres. N’oublions pas d’ailleurs que si la version entendue ce soir est une réduction, l’œuvre donnée à Notre-Dame faisait appel à un ensemble instrumental de cuivres anciens, sacqueboutes et cornets, qui font partie de l’instrumentarium de Monteverdi et sont à l’honneur dans ses Vêpres.

Iriez-vous jusqu’à dire que le cadre de l’œuvre est « monteverdien » ? Le « Magnificat » final, par exemple, qui est très prenant, bien qu’il n’ait pas la même place dans l’œuvre de Monteverdi et dans la vôtre…

En quelque sorte, oui. Le « Magnificat » n’est pas écrit à partir de celui de Monteverdi, mais il reprend un peu sa structure, et les instruments anciens contribuaient à créer ce « cadre ». Ce soir, c’était peut-être moins perceptible : c’était l’orgue qui, dans la réduction que j’ai écrite, jouait les ritournelles des cuivres, mais elles étaient bien là.

D’ailleurs, et bien que nous ne les ayons pas entendus ce soir, pourquoi avoir fait appel à des instruments anciens et non à des cuivres modernes ?

Il me fallait des instruments puissants, sans aucun doute, car la masse des chœurs lors de la création de l’œuvre était importante, sans compter les deux orgues de Notre-Dame, qui étaient mobilisées. Je ne pouvais donc pas utiliser une viole de gambe, par exemple… (rires) Mais ce n’est pas un opéra wagnérien non plus ! (rires) Certes, les cuivres, à partir du xixe, ont gagné en puissance, mais je trouve qu’ils ont perdu en raffinement. D’où le choix des sacqueboutes et des cornets.

Cette affection pour la sonorité des instruments anciens me parle, évidemment. Cependant, ce n’est pas cette version que nous avons entendue ce soir, bien sûr : comment avez-vous donc conçu l’arrangement que nous venons d’entendre ? A-t-il été réalisé pour Vézelay ? À quelles « réductions », remaniements avez-vous dû procéder ?

Non, cette réduction n’a pas été faite spécialement pour Vézelay, mais le festival nous a donné une belle occasion de pouvoir l’entendre ! J’ai travaillé à cette deuxième version dès après le jubilé de Notre-Dame, je l’ai écrite progressivement. Il y a six mois qu’elle est prête, à-peu-près. J’avais commencé par le « Magnificat » qui avait été donné à la Chaise-Dieu en 2016. S’agissant de l’écriture elle-même, la difficulté a été de tout réduire pour un seul orgue : l’œuvre est écrite pour deux orgues et cuivres baroques. Réduire les parties des deux orgues à un seul n’a pas été simple ; quant aux cuivres, grâce à la registration de l’orgue, on peut tout de même les faire entendre. Cette version en fait, est plus intimiste et « plus économique », en somme : on peut la jouer plus facilement, avec des effectifs raisonnables.

Vous évoquez la registration de l’orgue. Votre partition donne-t-elle des indications de registres précises ou Louis-Noël Bestion de Camboulas a-t-il eu carte blanche ?

Il y a quelques indications de registres, mais elles sont peu nombreuses. Louis-Noël a conçu la registration comme il l’entendait, et il l’a bien fait ! D’ailleurs, il a même pu improviser certains passages…

Improviser ? à ce point ? Il est vrai que c’est un « baroqueux »…

Oui, c’est un baroqueux ! Cela fait aussi partie de l’esprit de cette version réduite. L’orgue a une certaine marge de manœuvre, et dans les ritournelles, notamment, il a eu la liberté d’ornementer comme il le souhaitait.

D’ailleurs, quel regard portez-vous sur l’interprétation de ce soir, au-delà de l’orgue ? Avez-vous travaillé avec les chœurs, supervisé des répétitions ?

Non, je ne me suis pas mêlé de leur travail. J’ai entendu la générale, c’est tout. Mais l’Ensemble Aedes est vraiment formidable : ils ont fait un excellent travail ! Quant au chœur d’enfants, il a un très bon niveau, et je dirais même que les enfants ont gagné en assurance depuis la Chaise-Dieu en 2016.

Je reviens un peu aux « influences » de l’œuvre, car j’y suis sensible. Il n’y a pas que Monteverdi, n’est-ce pas ? Dans l’alternance du grégorien et de la polyphonie, dans l’usage du plain-chant, de certains intervalles, de certains modes, l’on croirait entendre de la musique médiévale, une messe de Machaut, par exemple…

C’est tout à fait exact ! Et vous n’êtes pas loin du tout ! Dans l’Ave maris stella, on peut tout à fait entendre résonner l’Ave maris stella de Dufay. Ce ne sont pas des choix innocents : ces Vêpres ont été écrites pour célébrer le huit-cent-cinquantième anniversaire de Notre-Dame, il fallait donc que ma musique fasse écho au passé de la cathédrale. Loin de moi l’idée de résumer huit-cent-cinquante ans de musique et de les synthétiser, mais le poids du passé est énorme à Notre-Dame et j’ai essayé d’en rendre compte.

Une dernière question. Y a-t-il une cohérence entre la première partie du concert consacrée à des motets romantiques allemands et la deuxième partie consacrée à votre œuvre, à part la thématique mariale ?

Non, et je crois que Mathieu Romano le concevait ainsi, comme une rupture entre les deux parties. Son chœur s’est spécialisé dans le répertoire allemand du xixe, notamment, et il s’intéresse de près à la musique contemporaine. J’ai pour ma part souvent une écriture d’inspiration germanique, mais ce n’est pas le cas des Vêpres qui ont un côté beaucoup plus « méditerranéen » (franco-italien) ; rien à voir, donc, avec les motets allemands de la première partie.

L’on pourrait donc envisager un concert qui mêlerait à vos Vêpres des extraits de celles de Monteverdi, ce serait cohérent et assez intéressant…

Plutôt des extraits de l’autre œuvre religieuse majeure de Monteverdi, la Selva morale e spirituale, dont je m’inspire beaucoup.

Merci d’avoir pris le temps de nous répondre si gentiment et avec autant de précision.

[Propos recueillis par Wissâm Feuillet. La transcription de cette discussion a bénéficié de l’aimable relecture de Philippe Hersant.]

INFORMATIONS

Concert donné le 24 août à 21h, en la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay.

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