« Quels doux supplices ! quelles délices ! »

par Loïc Chahine · publié mardi 7 février 2017

En France, avant l’âge d’or de la partition publiée (et en particulier gravée), une première école de compositeurs a fleuri : c’est celle d’avant Marais pour la viole (les Hotman, Dubuisson, Sainte-Colombe), c’est la génération qui précède celle de François Couperin, avec son oncle Louis et celui que l’on considère généralement comme le « fondateur » de l’école française de clavecin, Jacques Champion de Chambonnières, mais aussi des clavecinistes moins connus comme Étienne Richard ou Jacques Hardel. Nombre de leurs pièces sont regroupées dans le « manuscrit Bauyn », qui doit son nom à André Bauyn, aux armes duquel il est relié. On y trouve aussi quelques pièces étrangères, de Froberger, par exemple, ou la « Passacaille del Sigr. Luigi » Rossi, et même quelques arrangements de pièces qui à l’origine étaient vraisemblablement pour d’autres instruments se trouve çà et là, comme telle « Sarabande de Mr Pinel », probablement due à Germain Pinel, luthiste et à ce titre — excusez du peu — professeur de luth, à partir de 1647, du jeune Louis XIV.

C’est dans ce vaste ensemble que Brice Sailly a puisé pour constituer un programme au titre prometteur : « un parcours chorégraphique dans l’intimité de la première école française de clavecin ». C’est un lieu commun que de parler de raffinement, mais il faut le redire : il y a un raffinement infini dans ces pièces, ici pleines de brio, là tout en retenue, en douceur. Pour autant, raffiné ne veut pas dire chichiteux.

« Chorégraphique », nous dit le titre, mais cette musique française du xviie siècle est moins attendue, moins convenue, moins conventionnelle qu’elle peut le paraître (ou qu’on veut se l’imaginer). Bien sûr, on y retrouve de nombreuses formes fixes — c’est la vogue, par exemple, de la courante, et l’on sait qu’il arrivait qu’un claveciniste en enchaîne un bon nombre à la suite les unes des autres —, mais même dans ce cadre inspiré de la danse, les accents sont volontiers déplacés ; les motifs sont repris, développés… et parfois, surprise : pas de reprise. Ainsi de l’allemande « de Mr Richard », sinueuse, hésitante, comme trébuchant…

« Intimité », nous dit le titre, mais intimité ne veut pas dire demi-mesure : l’on sait bien que dans l’intimité aussi s’épanouissent les sentiments forts, et a fortiori à une époque où, en public, tout est codifié. Aussi, le jeu de Brice Sailly est tout en reliefs et ménage bien des surprises. Il peut être comme brusqué, heurté un moment, et à d’autres moments chantant, mais si chantant ! — sans jamais perdre la jouissance du son, indispensable à cette musique, car manifestement, ces clavecinistes aimaient leur clavecin. C’est un peu comme un drapé sur un tableau ou un dessin : complexe et délicieux.

Ainsi, le prélude initial, de « Mr Couperin », se lance, tonitruant, puissant, emporté, et débouche sur une fugue que le claveciniste a su rendre très poétique. La célèbre passacaille en ut majeur de Louis Couperin laisse l’auditeur étonné, au sens que pouvait avoir le mot au xviie siècle : frappé par le tonnerre. La jouissance du son, avons-nous dit, mais aussi la force rhétorique apportée au discours, qui ne se contente pas de faire les reprises pour reprendre, mais pour donner plus de force aux phrases. On appréciera, d’ailleurs, l’ornementation inventive proposée dans les reprises de certaines pièces, comme les allemandes et les courantes, qui s’apparente clairement à l’art des doubles en vogue dans la musique vocale — une référence à cette époque.

Partout, le jeu est nettement phrasé, bien articulé, aussi. Brice Sailly a développé le caractère de chaque pièce, pas forcément avec la volonté de surprendre, mais certainement avec celle de lui donner tout son poids, et donc d’en exprimer la personnalité. Ainsi, l’autre prélude de Louis Couperin, lequel module abondamment et promptement, en devient tourbillonnant jusqu’à la suffocation, quand la Seconde Courante est tout d’un beau chant. La « Sarabande de Mr Pinel », évoquée plus haut, a l’air de se construire, comme improvisée dans un coin… La passacaille de Luigi Rossi, assez bien connue, est comme neuve ici : le phrasé est long, il semble infini ; la fin est d’une tristesse qui ne l’est pas moins, comme d’une douleur atroce — à un point rare. C’est du grand art que d’ainsi déchirer les cœurs avec tant de beauté et de délices.

INFORMATIONS

Brice Sailly, clavecin

Le manuscrit Bauyn, un parcours chorégraphique dans l’intimité de la première école française de clavecin.

Concert du 4 février 2017 dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.

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