Jean-Féry Rebel, le Chaos et les douceurs

par Loïc Chahine · publié vendredi 5 février 2016

Difficile d’évoquer la nature sans évoquer les éléments. Pour les compositeurs du xviiie siècle, ils sont liés au chaos : c’est en effet du chaos que les quatre éléments ont été « débrouillés ». Avant que Rameau dépeigne ce « Débrouillement du chaos et choc des Éléments quand ils sont séparés » dans l’ouverture de Zaïs (1748), le compositeur Jean-Féry Rebel, violoniste, père d’un autre compositeur célèbre et non moins violoniste, avait déjà donné en 1737 (l’année de Castor et Pollux) des Éléments précédés d’un Chaos. La forme était celle d’une « symphonie de danse », œuvre entièrement musicale et chorégraphique sans partie chantée telle que lui-même l’avait déjà mise en œuvre à plusieurs reprises, et en particulier dans les célèbres Caractères de la Danse, maintes fois joués à l’époque, mais aussi dans La Terpsichore, sonate qui, semble-t-il, a aussi servi de ballet — ce qui n’est pas sans rappeler que dans les Caractères de la Danse, il y a une section intitulée « Sonate » —, et dans Les Plaisirs champêtres. C’est par ces deux dernières pièces que Daniel Cuiller a choisi de préluder aux éléments, construisant ainsi une progressive montée en puissance.

N’allons pas croire toutefois que La Terpsichore soit dénuée d’intérêt ; loin de là. C’est même une pièce plutôt séduisante et aimable. On y apprécie particulièrement la musette centrale, d’un charme exquis. Stradivaria a su y distiller une ambiance raffinée.

Il en allait de même, d’ailleurs, dans la musette qui ouvre Les Amusements champêtres : les cordes, seules dans La Terpsichore, sont ici rejointes par les hautbois, et l’ambiance est douce, rappelant assez la délicatesse de Watteau. Après une Gavotte, la Musette revient modifiée, et Daniel Cuiller a choisi, cette fois, de donner les parties de vents aux flûtes ; ce simple changement, tout à fait vraisemblable d’ailleurs puisque les mêmes musiciens, à l’époque, jouaient volontiers le hautbois ou la flûte, amène une atmosphère à peine différente, et offre une variété dans la continuité de ce qui a précédé, comme une nouvelle teinte, comme une autre zone du même tableau. La chaconne qui a suivi est le seul défaut du concert : elle était un peu trop lente. Le passepied, en revanche, ne l’était pas, et l’on y a goûté les flûtes superbes de Marion Hély et Jacques-Antoine Bresch, aussi bien ici qu’auparavant, mais plus exposées. La Bourrée et le Rigaudon qui terminent la suite sont pures délices coupables, et nous n’en saurions rien dire de plus que le ravissement.

En abordant enfin aux Éléments, et en particulier au Chaos qui les ouvre, on commence par admirer la disposition : nous avions déjà les sons et l’acoustiques bien présentes à l’oreille, excellent moyen de mieux apprécier encore. Notre chance était de n’avoir pas écouté le Chaos depuis longtemps, et de pouvoir dès lors y retrouver une certaine virginité d’auditeur, et donc une certaine surprise. Cette pièce mériterait qu’on s’y arrête longtemps. Rebel y accumule les dissonances — la pièce s’ouvre sur aux basses, fa et aux hautes-contre et tailles (jusque là, ça va), do dièse et mi aux seconds dessus, sol et si bémol aux premiers dessus, et ce premier « accord » est doté du chiffrage formidable de 2 3 4 5 b6 #7 ; si l’on juge que cela demeure étonnant de nos jours, on se dit que ce devait être stupéfiant à l’époque — les trémolos, les gammes qui apparaissent comme perdues — bribes de mélodies au milieu des furies. Tout cela est fabuleusement démiurgique. L’énergie de Stradivaria est ici concentrée, grave, puissante. On se laisse aisément fasciner par cette lecture dense, sans presser, quasi erratique par moments, et on apprécie particulièrement la couleur des archets, comme teintée d’inquiétude, voire d’angoisse, comme exprimant l’instabilité du chaos qui est dépeint.

Les danses qui suivent n’ont évidemment pas la même teneur, mais ne manquent guère de charme. On y signalera la belle chaconne à deux temps, et les Tambourins qui font toujours plaisir. Après ce chaos si visionnaire, les Éléments sont assagis — ce qui ne les empêche pas de plaire. Chaque mouvement est un petit bonbon — après tout, Rebel composait au début des Lumières (ça, c’est Le Chaos), mais aussi à l’époque de Louis XV (et ça, ce sont les danses).

Tout au long de ces pièces, Stradivaria et son chef Daniel Cuiller ont paru en grande forme, offrant, outre de belles sonorités de l’ensemble, une finesse de nuances. On a goûté la sobriété de cette lecture sans excès, qui suggère sans violenter, et surtout — suprême réussite — son bel équilibre classique.

Note

Nous proposons ci-dessus la première page du manuscrit réputé autographe du Chaos, dans lequel, avant l’accord dont nous avons parlé, toutes les parties font un pour commencer. Ceci fut changé dans la version publiée à l’époque, où l’on attaque d’emblée sur la dissonance :

INFORMATIONS

Jean-Féry Rebel, La Terpsichore, Les Plaisirs champêtres, Les Éléments.

Stradivaria
Daniel Cuiller, dir.

Concert donné le 4 janvier 2015 à 21h45 dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.

Ce programme sera redonné vendredi 5 janvier à 11h (concert 116).

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