Symphonies et Fantaisies pour les Soupers du Reyne

par Loïc Chahine · publié mardi 4 aout 2015

C’était en 1990 que la jeune Simphonie du Marais, fondée trois ans avant, enregistrait pour Harmonia Mundi l’intégralité des Symphonies pour les Soupers du Roi de Michel-Richard de Lalande, en quatre disques. Il était bien juste qu’une sélection dans ces pièces trouve sa place dans une programmation festivalière consacrée entièrement à Louis XIV, et l’œuvre, contrairement à la Tafelmusik de Telemann, est restée une célèbre inconnue, en particulier à cause de la somme qu’elle représente : douze suites, pas moins de 158 pièces, près de cinq heures de musique. Pour composer, c’est-à-dire mettre ensemble, toutes ces pièces, Lalande a puisé dans divers ballets, dont certains semblent par ailleurs perdus, comme le Ballet de la Paix dont les airs constituent la 11me suite : on ne conserve qu’un livret, intitulé Divertissement sur la paix (dans le manuscrit fr. 24353 de la BnF, à partir du fo 301) dans lequel on retrouve les incipit d’airs cités dans la partition : « Mais quel aimable mélodie », « Chantons ce héros »… Qui en avait écrit les paroles et composé la musique ? À quelle date ? Le manuscrit ne l’indique pas. D’autres airs sont indiqués comme provenant des Fontaines de Versailles, de L’Amour fléchi par la constance, d’un Ballet de Flore ou de Trianon… Il ne serait guère étonnant que la plupart des pièces aient une provenance, et la recherche de correspondances nous apprendrait sans doute beaucoup, et nous permettrait même dans certains cas de reconstituer les parties manquantes.

En effet, les Symphonies pour les Soupers ne nous sont parvenus qu’en version réduite pour dessus et basse, sans parties intermédiaires dans la plupart des cas. Il y a bien quelques trios, ou encore un « Quatuor », dans le 3me caprice de la 12me suite, dont la partie de haute-contre (de violon) a été écrite par Jean-Féry Rebel, mais pour le reste des parties intermédiaires, il faudrait réécrire ou retrouver. Pour son enregistrement, Hugo Reyne avait seulement, à l’imitation de Rebel dans le « Quatuor » précité, ajouté un contrechant de violon. De fait, on ignore quels étaient les effectifs requis lors des soupers du roi, et même à quels moments la musique se faisait entendre. Hugo Reyne a supposé, dans le livret des disques, que c’était principalement entre les services.

Il convient de s’arrêter un instant sur le cérémonial des soupers de Louis XIV. Sans entrer dans tous les détails, rappelons que le Roi, dans les résidences de la cour (ce qui exclut, par exemple, Marly), soupe généralement seul — ou du moins il est seul à table et les autres regardent : les princesses ont droit à un tabouret, les autres sont debout. Il arrive que le roi partage sa table avec la reine et d’autres membres de sa famille. Bien évidemment, tout ce que mange le roi doit être contrôlé : l’affaire des poisons a fait grand bruit, et de toute façon l’« essai », c’est-à-dire le fait de faire goûter et vérifier ce qu’on donne au roi, était déjà la norme auparavant. « Le roi, feu Monsieur, Mgr le dauphin et M. le duc de Berry étaient de grands mangeurs », écrit la princesse Palatine. « J’ai vu le roi manger, et cela très souvent, quatre pleines assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiete de salade, deux grands tranches de jambon, du mouton au jus et à l’ail, une assiette de pâtisserie, et puis encore du fruit et des œufs durs1. » Mais « bien qu’il mange beaucoup », nous dit Primi Visconti, Piémontais arrivé à Paris en 1673, « le roi est si flegmatique que, pendant ses repas, il ne boit que deux ou trois fois2 » — on a envie de dire « encore heureux », attendu que chaque fois, un officier de bouche crie « À boire pour le Roi ! » : si le cérémonial s’était répété trente fois par souper, l’échanson eût eu mal à la gorge et les autres assistants à la tête. Évidemment, tout cela participe du cérémonial, et même, il faut le dire, du spectacle.

Comme il soupait souvent seul, le roi ne faisait pas la conversation avec ses voisins de table. Parfois, on lui présentait des divertissements. Parfois, Louis XIV pouvait s’amuser avec l’assistance. Ainsi, on rapporte qu’une fois, Tiberio Fiorelli, célèbre comédien italien qui jouait Scaramouche, fit de plaisants lazzi de gloutonnerie en voyant passer des perdrix sur un magnifique plat ; le roi ordonna « qu’on donne à Scaramouche ce plat ! — Quoi, Sire ! répondit le comédien, et les perdrix aussi3 ? »

Il faut se figurer que si les courtisans avaient le spectacle de voir le roi manger en musique, le roi, lui, n’avait que la musique. Encore semble-t-il qu’il n’y eût pas musique tout le temps et que c’était environ tous les quinze jours ; c’est du moins ce que laisse entendre la page de titre du recueil copié en 1745 : Simphonies de M. de la Lande qu’il faisoit exécuter tous les 15. jours pendant le Souper de Louis XIV et Louis XV. Il faut croire que Sa Majesté, quand elle ne s’amusait pas avec des comédiens, pouvait bien être attentive à la musique et devait l’être certainement puisque le manuscrit principal des Symphonies, dû à l’atelier de Philidor, donne comme autre dénomination à la « Grande Pièce en G.ré.sol » de la 5e suite « La grande pièce royale. 2me Fantaisie ou Caprice que le Roi demandait souvent ». Ceci nous invite à ne pas considérer les Symphonies pour les soupers comme de la musique d’ameublement.

De fait, s’il y a beaucoup de danses qui sont « simplement » des danses ordinaires, c’est plutôt sur les « Caprices » qu’Hugo Reyne s’est concentré pour le concert. Lalande appelle Caprices des pièces où des mouvements divers se succèdent sans interruption. Certains pourraient avoir été des pièces chantées, comme par exemple la passacaille, notée « Un peu lent », qui ouvre la 2e Fantaisie ou Caprice, dont la partie de basson soliste pourrait reprendre une partie de basse-taille originellement vocale.

En diversifiant les instrumentations, Hugo Reyne augmente encore la densité de ces Caprices, de sorte qu’on ne s’ennuie jamais. Si l’on compare avec l’enregistrement pionnier, on peut mesurer le chemin parcouru — non que ledit enregistrement fût mauvais, mais qu’il est indéniable, par exemple, que les croches inégales ont gagné en fluidité. L’effectif, quoique plus réduit qu’au disque, sonne ici très juste (il ne s’agit pas de la justesse des notes elles-mêmes bien sûr, mais de la texture du son). On apprécie particulièrement le hautbois franc joué par Hugo Reyne, le basson chantant, point gaillard, de Laurent Le Chenadec. Des deux violons, Guillaume Humbrecht et Marieke Bouche, on louera la finesse et le jeu d’archets délicat et expressif. Et je me suis réjoui de retrouver Annabelle Luis au violoncelle, qui a toujours l’art de faire véritablement vivre les lignes de basse. Difficile de parler des trompettes, mais elles étaient très bien, évitant en particulier les problèmes de justesse qui peuvent se produire avec les trompettes naturelles. Enfin, au milieu de tout ce monde, on n’entendait pas beaucoup le théorbe de Marco Horvat — qui était déjà là en 1990 pour le disque — et on aurait bien aimé qu’un solo ou deux soient confiés à François Nicolet (traverso).

Il faut encore dire un mot de l’ambiance. Dans le petit lieu qu’est la grange de la Chabotterie, on est évidemment dans l’intimité. Hugo Reyne connaît son public et lui parle, il présente et plaisante. Tout cela détend l’atmosphère… et la détend d’autant plus quand Laurent Le Chenadec renchérit. Il est probable que les musiciens qui jouaient devant Louis XIV ne se permettaient pas ce genre d’écarts — dommage pour le roi et tant mieux pour nous.

Notes

1. Lettre du 5 décembre 1718. Correspondance complète de Madame, Duchesse d’Orléans, née Princesse Palatine, mère du Régent, Paris, G. Charpentier, 1855, t. II, p. 37.

2. Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV, Perrin, 2015, p. 104.

3. L’anecdote est rapportée par François Gayot de Pitaval dans sa Bibliothèque des gens de cour (Amsterdam, 1724, t. II, p. 444). On la retrouve un peu plus tard avec Domenico Biancolelli à la place de Fiorelli, dans dans plusieurs ouvrages dès la deuxième moitié du xviiie s., comme les Anecdotes dramatiques recueillies par Clément et Laporte (Paris, Duchesne, 1775, t. I, p. 106), mais aussi dans un Dictionnaire historique d’éducation. Philippe Beaussant, dans Louis XIV, artiste (Payot, p. 16), reprend la version avec Tiberio Fiorelli, mais en remplaçant les perdrix par des cailles.

INFORMATIONS

Michel-Richard de Lalande ou Delalande : extraits des Symphonies pour les soupers du roi.

Concert de trompettes
2e fantaisie ou caprice que le roi demandait souvent, extrait de la 5e suite
3e caprice, extrait de la 2e suite
Caprice de Villers-Cotterêts, extrait de la 7e suite.

Hugo Reyne, flûte à bec, hautbois et direction
François Nicolet, traverso
Laurent Le Chenadec, basson
Guillaume Humbrecht & Marieke Bouche, violons
Annabelle Luis, violoncelle
Marco Horvat, théorbe
Jean-Luc Machicot, Jean-Daniel Souchon, trompettes
Didier Plisson, percussions.

Concert donné à la Chabotterie (Vendée) le jeudi 30 juillet 2015.

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