Le triomphe de Prométhée

par Loïc Chahine · publié dimanche 7 février 2016

« Fascinés par le mythe de Prométhée, Liszt et Scriabine entretiennent chacun un rapport privilégié avec l’élément-feu ; c’est ce qui a conduit Jonas Vitaud à concevoir un programme entièrement centré sur cet élément, avec le feu consolateur des Saisons de Tchaïkovski, auquel s’oppose le feu de la passion romantique de Liszt et le feu mystique des dernières pièces de Scriabine. » Devant un texte de présentation si convaincant, on aurait eu peine à résister à l’envie d’aller écouter Jonas Vitaud. Et l’on aurait eu, au demeurant, tort d’y résister.

Le concert semble construit comme une montée en puissance en deux temps : un feu d’abord apollinien, avec « Janvier au coin du feu » des Saisons de Tchaïkovski, le Nocturne pour la main gauche op. 9 no 2 de Scriabine et la Consolation no 3 de Liszt ; puis, une vision plus dionysiaque : Fantaisie en si mineur op. 28 de Scriabine, déjà pleine de fulgurances, la délirante Méphisto-Valse no 1 et enfin — c’était attendu, vu le thème — Vers la flamme de Scriabine. Inutile de dire que les deux aspects — l’apollinien et le dionysiaque — étaient parfaitement réussis.

Le « Janvier au coin du feu » de Tchaïkovski fait figure d’échauffement, non pour l’interprète, mais pour l’auditeur. Il faut prendre le temps de s’installer dans le concert, d’oublier le fracas du dehors — le concert ne se tenait pas dans la Cité elle-même, où la plupart sont concentrés, mais dans une salle de Nantes Métropole juste en face ; il fallait affronter la pluie pour le rejoindre, et le « coin du feu » faisait doucement rêver. Jonas Vitaud a su y déployer une grande lisibilité. Avec le Nocturne pour la main gauche de Scriabine, on « attaque » les choses sérieuses ; déjà se laisse entendre avec plus d’évidence un toucher riche, souvent moelleux, et surtout un talent de poète. Le Nocturne a sonné ici avec évidence comme une superbe élégie. Dans la Consolation de Liszt, le pianiste dévoile une sonorité d’une douceur véritablement stupéfiante et touchante (vous savez, cette chose du « cœur fondant »…), magnifiant le chant.

Avec la Fantaisie op. 28 de Scriabine, on entre dans les fulgurances. Quel lyrisme ! Quelle variété ! Quelle force ! Ici, le poète abandonne l’élégie pour se rapprocher d’un univers quasi épique. On pense à ces récitations de poésies très scandées, très « sur la voix », dont nous gardons quelques traces — que ce soit d’auteurs français ou, peut-être plus encore, russes. Avec beaucoup de prestance, de classe et d’éloquence.

La Méphisto-Valse est une pièce de nature à susciter un légitime enthousiasme. En l’entendant en concert, plus qu’au disque encore on prend la mesure du caractère démentiel de Liszt. Elle a été ici exécutée avec un brio tout à fait à propos.

En offrant pour finir Vers la flamme, Jonas Vitaud a su mettre un comble à ses bontés pour nous, auditeurs. On a ici un Scriabine d’une densité rare, d’une noirceur magnétique, sublimée par un sens puissant de la narration, retraçant avec éloquence ce que put être l’angoisse — on a véritablement pu sentir une forme d’anxiété dans cette pièce — qui saisit le compositeur face à la vision que le compositeur aurait eu un jour, lors d’un voyage en train, vision de « flammes cosmiques », vision d’un « embrasement final de l’univers ».

Si l’univers ne s’est pas tout à fait embrasé à ces flammes-là, le public a su reconnaître en Jonas Vitaud en grand artiste et lui a réservé un accueil… chaleureux. Voilà assurément un pianiste qui a quelque chose à dire avec la musique — et nous tendrons l’oreille pour l’écouter à nouveau.

INFORMATIONS

« La tentation de Prométhée ». Concert donné par Jonas Vitaud le samedi 6 février 2016 dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.

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