Les amours de Cavalli

par Blanche Dutreuil · publié lundi 28 septembre 2015

Venise, première moitié du xviie siècle. L’opéra naissant s’impose ; ouvert à tous à condition de pouvoir payer sa place, et assez indépendant du mécénat, le genre marque un tournant dans la vie musicale et urbaine européenne. Francesco Cavalli est le compositeur marquant des débuts de l’opéra vénitien : à partir de 1639, il en donne un quasiment tous les ans, laissant à la postérité bien plus d’opéras que son plus illustre (du moins aujourd’hui) prédécesseur, Monteverdi ; c’est cet héritage que Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea rejoints par quelques membres de l’ensemble Clematis se sont donné pour mission de faire redécouvrir à travers un double disque constituant une anthologie de grands airs qui vient de paraître chez Ricercar (nous en reparlerons) et une série de concerts. C’est du concert d’Ambronay que nous parlerons ici.

C’était, de prime abord, un pari un peu risqué de donner un concert « tout Cavalli ». N’allait-ce pas être monotone, cette enfilade de « grands airs », comme titre le programme ? En outre, le concert était relativement long (presque deux heures, plus de deux heures si l’on compte l’entracte), avec une première partie qui pouvait paraître légèrement répétitive — de l’innamoramento à l’amour inaccompli encore, désir et impatience ou désespoir, les lamenti furent nombreux — mais la sensualité de la musique et de l’interprétation y éclatait, et Leonardo García Alarcón a eu soin de ne pas dépasser, si l’on peut dire, la dose de lamenti supportable.

Ce programme constitue un tour de force : à la fois parcours chronologique, soulignant avec beaucoup de clarté l’évolution stylistique de la musique de Cavalli et des sujets de ses livrets, et anthologie de son œuvre complète (à peu près une pièce par opéra), mais encore exploration du sentiment amoureux dans toutes ses nuances et ses mouvements les plus inattendus, subtils, contradictoires, parvenant même à tisser une sorte de récit d’apprentissage amoureux cohérent du début du concert à sa fin. Plongés dans cette cohérence quasi-organique des pièces entre elles mais aussi dans cette osmose entre la musique jouée, les musiciens et le public, les deux heures ont semblé passer bien vite.

Et pour emporter le spectacteur, quoi de mieux qu’une brillante entrée en matière instrumentale, comme les maîtrise à merveille la Cappella, une séduisante introduction qui faisait entrer instantanément dans l’univers du compositeur et de l’ensemble, et dans l’acoustique de l’abbatiale ? Rapidement, Mariana Flores entre en scène — et l’on peut véritablement parler de scène car il y avait un bel investissement de l’espace également, accommodé de jeux de lumière et déplacements très dramatiques, de changements de robes, d’une scénographie et d’expressions corporelles, le tout formant une production quasi théâtrale rappelant qu’il s’agit bien d’opéra, mais conservant une certaine sobriété pour parvenir à un ton tout à fait juste pour une version concert. La première pièce, « Mira questi due lumi » des Nozze di Teti e di Peleo, c’est l’extrême sensualité de Vénus déployant ses charmes pour obtenir la pomme d’or avec le succès que l’on sait, incarnée par une Mariana Flores toute marine (ondoyante, voix souple et rayonnante, robe de sirène, tissu instrumental évoquant l’univers aquatique d’où naquit la déesse, nous renvoyant à la fois à une volupté exacerbée et toute féminine, mais également à Venise, épouse et souveraine des eaux).

Capta benevolentia. Cette Vénus très charnelle et pleine de caractère se posait en divinité tutélaire et prologue du concert où les trois chanteuses trouvaient ensuite progressivement leurs places dans une alternance de solos, duos et trios. Ainsi, à la mezzo-soprano italienne Giuseppina Bridelli, très italienne dans sa vocalité et pleine de vivacité, revenait le superbe récit de L’Armonia dans L’Ormindo, une pièce qui rappelle furieusement La Musica de L’Orfeo de Monteverdi. Les traits sont impeccables, la présence majestueuse et bienfaisante incarne à merveille le personnage. De manière générale, les trois chanteuses incarnaient réellement leurs rôles, fussent-ils brefs, et les voix nettes et joliment timbrées à la fois présentaient des personnalités marquées et très distinctes tout en se mariant harmonieusement, comme le montrent le trio de La Didone, et plus encore celui de L’Egisto. Signalons encore une grande fidélité au texte de l’écriture musicale, servie par la remarquable diction des trois chanteuses dans le recitar cantando, mais aussi dans les arie : j’ai pu suivre à peu près sans livret, ce qui n’est pas chose courante.

Tout au long du concert, on a pu admirer un ensemble instrumental aux couleurs remarquables. La cohérence et la rigueur du travail dirigé par Leonardo García Alarcón sont grandes tout en laissant complètement s’épanouir souplesse, sensualité, sourire et émotion. On ne peut qu’admirer et se délecter de ce continuo aussi foisonnant que soudé. Il fallait bien cela pour soutenir la variété des affects que convoquent les pièces choisies.

À côté du récit d’Issifile (Il Giasone), poignant, aux pianissimi lumineux, Mariana Flores sait aussi retrouver un registre entraînant, dansant, spontané, qui lui va également bien, où le guitariste Quito Gato fait merveille, avec un flûtiste tout aussi talentueux et expressif. Mais les caractères cavalliens ne se limitent pas à la plainte et au sourire : il y a aussi, surgissant soudain, Médée. Anna Reinhold, présence menaçante et hiératique, en contre-haut, à l’arrière des musiciens : l’air nous inquiète d’abord, l’on sent quelque chose qui couve, et continue à couver, comme retenu, malgré l’effet de surprise et de soudaineté, de violence même, produit par le contraste musical, le changement brusque d’éclairage, l’ostinato rythmique terrible où les percussions (utilisées par ailleurs avec parcimonie) s’avèrent déterminantes. Cet air fascinant fait frissonner, avec son merveilleux contraste entre des mormorandi très tendus, de fureur qui promet d’exploser, ou de suavité violente, de désir tyrannique, de délectation inquiétante, et des fortissimi aigus qui explosent, cruels, froids quoique pleins d’emportement. Anna Reinhold impressionne d’autant plus qu’on ne la soupçonnait pas, puisqu’elle était jusque là plus au second plan, et d’une douceur presque effacée. Elle est ici saisissante de personnalité, de variété, avec une expressivité dans le visage, les yeux surtout, autant que dans la voix, qui lui confèrent une présence magistrale, sa gestuelle dramatique très habitée quoique stéréotypée donnant l’impression que Médée elle-même compose pour s’imposer devant les forces des enfers, en même temps qu’elle découvre au fond d’elle cette dimension à la fois divine et terrible qui fonde toute la complexité et la séduction du personnage. Fureur triomphante de l’invocation, mais aussi impatience, aigreur déjà, agressivité, tourment : l’amour de Médée est déjà plein de mort, de dévoration, jubilation aux sentiments les plus violents, et Anna Reinhold lui donne une glaçante mais troublante dimension vénéneuse, à la sensualité brusque et maladive, très en contraste avec les deux autres chanteuses qui reviennent tout en rondeur et en lumière, avec leur vitalité généreuse et sensuelle. Il y a quelque chose de très baroque dans cette transition qui quitte l’invocation de Médée pour les amoureux accords de L’Orimonte qui tissent une espèce de ménage à trois.

Cette exploration d’affects variés se poursuit ainsi sans jamais paraître vraiment répétitive, évoquant là l’amour heureux, ailleurs des développements plus sombres : folie de l’amour, amour contrarié par la folie, conflits d’attachements... c’est l’amour trahi, contrarié, adultère, amour maternel aussi, inconciliable avec l’amour conjugal chez l’humble et douce Déjanire, désespérée et dont on suit les mouvements intérieurs. Dans un autre registre, tout aussi neuf et varié, on retrouve Mariana Flores en Junon moquée par Vénus, pathétique mais vengeresse, passages qui trouvent un apaisement à travers le très beau trio de Muzio Scevola sur les aléas du destin, aux accents très stoïques : « Ni orgueilleuse s’il me sourit, ni abattue s’il m’accable, le destin ne me trouvera » ; cette paix retrouvée en dépit de tout s’étend aux deux airs suivants, où il s’agit d’aimer inconditionnellement, pour finir sur une touche heureuse, bonheur conquis après tant d’épreuves :

Pur ti stringo, pur t’annodo,

Idol caro, meco il fato

Crudo avaro non è più,

Tant’ è la gioia

Quanto il duol fu.

Le concert aurait pu se clore là en étant complètement convainquant, et splendide, mais les musiciens, dans une générosité pleine de simplicité, nous ont offert plusieurs bis. D’abord, un superbe « Che si può fare » de Barbara Strozzi, presque murmuré, où Mariana Flores s’immerge dans une intérioté bouleversante ; puis, pour se remettre, l’entraînant « Romerico florido » de Matheo Romero, aux accents flamencos, magnifiant le talent du guitariste Quito Gato et la qualité naturelle de la voix de Mariana Flores, sa vitalité et sa spontanéité. Deux bis fervents, de la tendresse à l’éclat — comme un condensé de l’art consommé de la Cappella Mediterranea, une belle manière de clore une soirée mémorable où, assurément, il fallait être. Il paraît même que quelqu’un a dit qu’après un tel concert, on pouvait mourir.

À venir

Le Babillard publiera prochainement une critique du double CD Francesco Cavalli: Heroines of the Venitian Baroque (Ricercar) et un entretien avec Leonardo García Alarcón réalisé à Ambronay.

Un concert donné par la Cappella Mediterranea à Venise le 19 septembre 2015, avec un programme, si ce n’est identique du moins très semblable, sera diffusé sur Culturebox le 2 octobre prochain à 20h. Le concert d’Ambronay devrait quant à lui être diffusé le 6 octobre à 20h sur France Musique.

INFORMATIONS

Grands airs de Cavalli

Concert donné le 18 septembre 2015 dans le cadre du festival d’Ambronay.

Cappella Mediterranea
Mariana Flores, soprano
Anna Reinhold, mezzo-soprano
Giuseppina Bridelli, mezzo-soprano
Leonardo García Alarcón, clavecin, orgue & direction.

Crédit photo : CCR Ambronay / Bertrand Pichène.

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