Quand la gloire de Rameau éclipse Voltaire

par Loïc Chahine · publié dimanche 8 novembre 2015 · ¶¶¶¶

Alors que la renommé de son librettiste, Voltaire, aurait dû le faire sortir des cartons et le porter au disque depuis longtemps, Le Temple de la Gloire fait partie des quelques œuvres de Rameau qui jusqu’à lors restaient non enregistrées. Pourtant, l’ouverture bouillonnante et virtuose, en mi majeur, et la suite de danses que l’ensemble Tafelmusik avaient gravé (pour un label relativement confidentiel) avaient de quoi susciter un sincère désir de connaître le reste de l’ouvrage. Heureusement, le CMBV a veillé et l’année Rameau aura permis au chef Guy van Waas, à son orchestre Les Agrémens et au Chœur de chambre de Namur de s’entourer de cinq solistes pour, enfin, proposer une intégrale de l’œuvre.

Si Voltaire et Rameau ont collaboré assez tôt dans la carrière lyrique du second, pour un Samson resté mythique parce qu’il fut censuré, donc jamais représenté, et parce que la partition n’a pas subsisté, il a fallu la volonté de faire un coup d’éclat du duc de Richelieu, qui leur commande pour le mariage du Dauphin en février 1745 La Princesse de Navarre — dont il existe un enregistrement de 1980 dirigé par Nicholas McGegan qui donne surtout envie que quelqu’un d’autre s’y penche aujourd’hui, car il a fort vieilli et que le français, langue comme style, est loin d’y être impeccable — puis, pour célébrer la victoire de Fontenoy en novembre de la même année, Le Temple de la Gloire. Voltaire se montrait assez mécontent de Rameau (sa correspondance en témoigne), et il est fort probable que le compositeur ne l’était pas moins de son poète.

L’originalité, du point de vue du livret, c’est la place très réduite accordée aux intrigues amoureuses. Même si le premier air de la première entrée est confiée à Lydie qui déplore que son amant la délaisse, les rapports entre les personnages ne sont pas vraiment explorés par Voltaire et toute l’attention est portée sur les héros et sur leur ambition : qui est digne d’entrer au Temple de la Gloire ? Le premier, Bélus, voit le temple « se fermer devant [lui] » ; pour Bacchus, revenant vainqueur des Indes, les portes s’ouvrent pour laisser paraître un prêtre de la Gloire qui refuse au dieu l’accès du Temple : « Il est une vaste distance / Entre les noms connus et les noms glorieux », chante-t-il ; c’est à l’empereur romain Trajan1 qu’est réservé l’honneur d’être couronné par la Gloire elle-même, parce que lui, contrairement aux autres, est magnanime envers ses ennemis et se soucie de ses peuples (contrairement à Bélus) sans toutefois les inviter à la débauche (contrairement à Bacchus). On voit par ce résumé (on eut dit au xviiie siècle « cet extrait ») que le livret de Voltaire est tout à fait dialectique, et l’on ne peut que se réjouir de la présence des divertissements — une fête pastorale pour la première entrée, une espèce de bacchanale pour la seconde, la réjouissance des Romains à la dernière — qui évite à l’œuvre — et c’est probablement grâce à Rameau, qui, nous disent des témoignages, se préoccupaient tellement des divertissements que ses librettistes s’en sentaient souvent étouffés2 — de se transformer en théâtre philosophique, voire en traité de la bonne manière de régner.

Car c’est bien pour Rameau plus que pour Voltaire (qui, au demeurant, reniera son ouvrage) qu’on viendra au Temple de la Gloire. Ici, les monologues (celui de Lydie à la première entrée, celui de Plautine à la dernière, tous deux chantés par Judith Wan Wanroij) sont soignés, mais ce qui véritablement séduit, ce sont les airs de danses, les airs chantés dans les divertissements et les superbes chœurs.

Voilà un opéra qui donne au Chœur de Chambre de Namur l’occasion de briller de tout son éclat. On ne résiste pas à la beauté de son timbre — on ne cherche pas vraiment à résister non plus, hein… —, on se délecte du rapport au texte, que ce soit dans l’interprétation des affects ou dans la diction, et l’on réécoute plusieurs fois, par exemple, l’envoûtant « Nous calmons les alarmes » (prologue).

Les solistes ont la difficile tâche de faire vivre des rôles qui finalement intéressent assez peu le spectateur qui, pour parler, encore, comme une gazette du xviiie siècle, prend peu de part à leurs soucis. On retrouve chez chacun les mêmes qualités que celles que nous avons déjà énumérées pour le chœur : sens de la situation, du « poème », et hédonisme sonore. Il faut saluer en particulier la performance de Mathias Vidal qui assume les rôles d’Apollon, mais surtout de Bacchus et de Trajan — rôles qui, lors de la création en 1745, étaient tenus par deux hautes-contre différentes (MM. Jélyotte et Poirier). Le timbre est toujours somptueux, et les difficultés de la partition sont maîtrisées avec brio. Son Bacchus est parfaitement réjouissant. Alain Buet, que l’on a souvent admiré ailleurs, pâlit peut-être un peu de ce voisinage, et l’on aurait pu souhaiter, pour incarner le sombre Bélus, l’Envie et le Grand-Prêtre, personnages autoritaires, une voix plus sombre. Ne boudons pas : la performance demeure très estimable — c’est le problème quand les chanteurs sont excellents, on y prend trop de goût. Du côté des dames, Judith Wan Wanroij est successivement Lydie et Plautine, tendres amoureuses qu’elle incarne avec grâce. Katia Velletaz joue les utilités (une Bergère, une Bacchante, et la confidente Junie), et c’est à elle que reviennent plusieurs airs légers et aimables dont elle s’acquitte honorablement. Quant à Chantal Santon-Jeffery, nous ne saurions feindre : s’il ne tenait qu’à nous, c’est sans doute elle qui chanterait à peu près toutes les dames, car nous avons un goût trop coupable pour son chant toujours très frémissant, très senti, et pour son timbre opulent. Heureusement, le divertissement final lui offre quelques occasions de faire valoir ces grandes qualités.

Les Agrémens, ces dernières années, semblent décidément en forme. Après une Caravane du Caire de Grétry de haute volée, les voici dans un répertoire qu’ils avaient jusqu’ici peu fréquenté, et ils y sont magnifiques — au sens le plus pur du mot : « splendide, somptueux en dons & en dépense, qui se plaît à faire de grandes & éclatantes dépenses, principalement dans les choses publiques ; […] se dit aussi des choses dans lesquelles la magnificence éclate3 ». Comme ils se le sont bien approprié cette musique ! Le son est rond, riche, fastueux : tout y brille, les cordes comme les vents, les bassons, les hautbois… On sait gré à Guy Van Waas d’avoir choisi l’option, défendue par plusieurs chercheurs, qui consiste à ne pas faire jouer le clavecin dans les danses ; mais loin que les attaques du clavecin manquent à asseoir le rythme, celui-ci est énoncé avec clarté. Chaque danse trouve son caractère. Guy Van Waas, Les Agrémens et le Chœur de Chambre de Namur trouvent un juste équilibre entre opulence, dynamique et souplesse.

Ajoutons encore que le livre concocté par Ricercar pour accompagner les deux CD contient des textes de Julien Dubruque et de Benoît Dratwicki (et d’un anonyme) qui sont aussi éclairants que justes et complémentaires, ainsi qu’une iconographie habilement choisie, que ce soit à fins d’illustration ou pour ces qualités purement esthétiques (les images sont agréables à regarder, et on apprécie la qualité des reproductions). En plus d’être deux beaux disques, c’est aussi aussi un bel objet que ce Temple de la Gloire.

Finalement, on se dit que le fait que personne ne s’y soit penché avant a sans doute permis cette belle réalisation ; ça valait le coup d’attendre.

Notes

1. Cette nouveauté qui consistait à recourir à des personnages qui viennent de l’histoire (et non de la mythologie) dans les livrets d’opéras (et en particulier de ballets) français avait été introduite par Louis Fuzelier, (alors futur) librettiste des Indes galantes, en 1723 dans Les Fêtes grecques et romaines, musique de Colin de Blamont.

2. Le librettiste des Fêtes d’Hébé, Antoine Gautier de Montdorge, a écrit des Réflexions d’un peintre sur l’opéra dans lesquelles figure une lettre fictive qu’un compositeur adresserait à son poète ; on y reconnaît généralement Rameau, seul musicien avec lequel Montdorge a travaillé. Par ailleurs, les Mémoires de Collé témoignent de la difficulté que Collé lui-même a eu à travailler avec Rameau.

3. Dictionnaire de l’Académie française, éditions 1 à 5 (1694–1798).

Extraits

Prologue, « Nous calmons les alarmes ».

Deuxième entrée, Forlane.

INFORMATIONS

Jean-Philippe Rameau : Le Temple de la Gloire

Judith Van Wanroij, Lydie, Plautine
Katia Velletaz, une Bergère, une Bacchante, Junie
Chantal Santon-Jeffery, Arsine, Érigone, la Gloire
Mathias Vidal, Apollon, Bacchus, Trajan
Alain Buet, l’Envie, Bélus, le Grand Prêtre de la Gloire

Les Agrémens
Chœur de Chambre de Namur
Guy Van Waas, dir.

2 CD, 2:03:18, Ricercar (Outhere), 2015. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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