Les Folies amoureuses

par Loïc Chahine · publié lundi 16 octobre 2017 · ¶¶¶¶

Que Barbara Hannigan soit une des grandes chanteuses de notre temps, plus personne n’en doute. Rien qu’avec quelques vidéos sur YouTube, et en particulier deux performances des Mystères du Macabre de Ligeti, elle a ouvert à de nouveaux publics un chemin vers la musique « contemporaine ». Pitreries ? C’en seraient si l’œuvre n’appelait pas une forme de burlesque — et là est l’essentiel : Barbara Hannigan n’est pas qu’une chanteuse pleine de talent, c’est une musicienne d’une grande intelligence.

On ne s’étonnera dès lors pas que ce premier disque solo témoigne d’une construction assez savante. « Crazy Girl Crazy tourne autour d’une femme qui s’appelle Lulu » — c’est la première phrase du texte que signe Barbara Hannigan pour présenter son projet dans le livret du disque. C’est ainsi que la Sequenza 3 de Luciano Berio, « essai dramatique dont l’histoire, en quelque sorte, est la relation entre la soliste et sa propre voix », exprimerait « l’adolescence de Lulu », tandis que la Girl Crazy Suite continuerait la : « La Lulu Suite se termine par la phrase de la comtesse Geschwitz, et pour moi, la suite d’après Gershwin commence par l’équivalent de Geschwitz, puis on remonte en arrière dans la vie de Lulu, avec ces fêtes débridées, cette euphorie de la danse et ce sentiment de solitude. Lulu dit « Je ne peux pas être seule », elle redoute la solitude. » (Interview donnée à ForumOpéra)

De fait, cette Girl Crazy Suite, concoctée par Bill Elliott à partir de chansons de Gershwin et avec la complicité de Barbara Hannigan, semble dans un premier temps se fondre dans la continuité de la Lulu Suite, de son atmosphère dense, inquiétante, pour avancer vers davantage de légèreté — vers ce que l’on attend de Gershwin au fond, et achever le disque sur une note résolument festive. Et tout cela paraît fait — cela s’entend — avec amour, un amour de cette musique, de ces trois différents styles qui, tous, sont du xxe siècle. Quand ils se sont rencontrés à Vienne, Berg aurait dit à Gershwin qui lui jouait ses œuvres : « Music is music ». On peut donc aussi bien aimer, dans le même programme, Gershwin et Berg.

De la Sequenza 3, l’on dira qu’elle semble, conformément au propos de Berio, un véritable dialogue, un dialogue dont on ne percevrait distinctement que les réactions, marquées en particulier par une abondance de rires et quelques soupirs. Avec l’apparence que tout cela sort sans difficulté, Barbara Hannigan montre d’emblée tout ce qu’elle sait faire. Le disque s’ouvre donc sur un tableau pétillant.

Dans la Lulu Suite de Berg, Barbara Hannigan endosse non seulement le rôle de chanteuse pour la chanson de Lulu et les quelques phrases de la comtesse Geschwitz dans le dernier mouvement, mais aussi celui de cheffe de l’Orchestre Ludwig. Dans les parties chantées, l’aisance est une fois de plus flagrante, doublée d’une intensité dramatique palpable/

La direction met bien en valeur, comme on pouvait s’y attendre, le chant — ou pour mieux dire, les chants, car la valeur intimement polyphonique de la musique de Berg est ici magnifiée, sa charge émotionnelle passant autant par l’orchestration, à laquelle l’Orchestre Ludwig, aux sonorités chaleureuses et soignées, ainsi qu’une très belle prise de son, rendent justice, que par les lignes mélodiques qui semblent guider l’auditeur à travers les méandres de ce labyrinthe. Cette lecture, qui ne demeurera peut-être pas la plus ceci ou cela (nous n’avons pas joué à la comparaison), séduit par sa fulgurante immédiateté, son caractère finalement abordable, quoique terrifiant, et son engagement.

Quant à la Girl Crazy Suite, elle est fort bien menée. L’orchestre passe donc des affres de Berg, que le début rappelle, à une ambiance plus festive, avec au milieu les chansons véritablement offertes par une Barbara Hannigan qui conserve d’un bout à l’autre la même classe — même quand l’orchestre se déchaîne et regarde assez nettement vers la piste de danse. On entend même quelques accents straussiens dans d’autres moments de l’orchestration et dans certaines mélodies. Bref, c’est un véritable kaléidoscope, et une véritable gourmandise aussi.

De fait, l’ensemble du disque ressemble bien à une gourmandise, une gourmandise de luxe, d’une grande richesse, mais qui, tout de même, se laisse dévorer avec délices — des délices amoureuses.

INFORMATIONS

Crazy Girl Crazy

Luciano Berio : Sequenza 3
Alban Berg : Lulu Suite
George Gershwin : Girl Crazy Suite, arr. Billy Elliott et Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan, soprano et dir.
Ludwig Orchestra

1 CD (57’53) + DVD, Alpha Classics, 2017.

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