Cinquante nuances du chant

par Loïc Chahine · publié vendredi 21 octobre 2016 ·

Tassis Christoyannis poursuit son exploration du répertoire de la mélodie française : après Félicien David, Édouard Lalo et Benjamin Godard, voici une figure plus connue, quoique ce ne soit pas comme mélodiste qu’on y pense de prime abord : Camille Saint-Saëns. Comme le rappelle Marie-Gabrielle Soret, et comme ce fut le cas de bien d’autres compositeurs, Saint-Saëns cultiva la mélodie tout au long de sa carrière de compositeur, depuis l’âge de 5 ans et demi (mai 1841) jusques à celui, plus vénérable, de presque 86 ans, quelques mois avant sa mort.

Avec Saint-Saëns, la mélodie se distance nettement, plus nettement qu’avec Godard ou David, de la romance ; les formes strophiques deviennent moins systématiques, voire sont carrément abandonnées (c’est le cas de pratiquement toutes celles enregistrées ici), la partie de piano se développe, la partie vocale s’émancipe de la « mélodie » pour se faire davantage parlé-chanté (c’est particulièrement vrai du cycle La Cendre rouge, aux lignes chahutées), voire Sprechgesang. De fait, Tassis Christoyannis et le pianiste Jeff Cohen ont puisé ici dans les œuvres de la grande maturité du compositeur : outre La Cendre rouge, daté de 1914, les Cinq Poèmes de Ronsard et les Vieilles Chansons (sur des poèmes des xve et xvie siècles) sont de 1921 ; seules les six Mélodies persanes sont plus anciennes, et datent de 1870. De fait, une modernité, progressivement, se conquiert, et si les Mélodies persanes sont les plus séduisantes car les plus expansives, on apprendra à goûter la tonalité globalement sombre de La Cendre rouge et l’épure des Vieilles Chansons.

De fait, du balancement orientalisant de « La Brise », première des Mélodies persanes, aux exaltations de « Mai » (La Cendre rouge), du lyrisme inquiet (et masochiste) de « Reviens ! » aux burlesques galanteries de « Grasselette et Maigrelette » (Cinq Poèmes de Ronsard) dont l’écriture se teinte de traits voulant imiter la musique ancienne, une grande variété de tons s’illustre ici, réalisant ce que Saint-Saëns écrivait à Gabriel Fauré : « Il y a du plaisant et du sévère, il y en a pour plusieurs goûts. »

On n’est guère étonné que Tassis Christoyannis réussisse également dans ces différents « goûts ». Le français de ce baryton grec est toujours aussi délicieux, car véritablement il semble prendre plaisir à dire ces vers, ces « diamant[s] que le musicien doit monter de son mieux pour le[s] mettre dans tout [leur] jour » (Saint-Saëns, cité par Marie-Gabrielle Soret), même quand ils ne sont pas si incroyables (« isolé comme une île », par exemple, n’est pas la plus heureuse des trouvailles). Allons plus loin : quand le poème n’est que du commun poétique comme on en trouve dans bien des mélodies, du Georges Docquois, de l’Armand Renaud, Tassis Christoyannis le traite avec respect, le prononce impeccablement, le défend honorablement, mais sans nous émerveiller — du moins par le poème, car il reste encore la musique : car lors le baryton met alors davantage l’accent sur le versant musical. Que ce soit du Ronsard, en revanche, ou cet aimable « Avril » de Rémy Belleau (1528–1577), là il fait merveille et véritablement colore les mots d’inflexions à peine perceptibles (et encore moins descriptibles).

Mais pour autant, le chanteur n’oublie pas la musique, et cela chante d’une manière presque inimitable, d’un équilibre toujours juste entre l’articulation et les qualités musicales, et les lignes, souvent chahutées dans ces mélodies. Surtout, ce que l’on apprécie, c’est l’art des nuances : Tassis Christoyannis semble posséder cinquante manières différentes de murmurer ou de chanter piano, selon qu’il s’agit d’exprimer la retenue, la confidence… Ah ! l’exquise délicatesse de « Cimetière » ! Il sait aussi donner de la voix sans à aucun moment en faire trop et sombrer dans l’hybris. Sans jamais devenir laid, le timbre s’altère, se module, et c’est une véritable leçon de chant que semble délivrer Tassis Christoyannis durant cette grosse heure de musique. Quelques pages, de fait, sont d’anthologie, comme « Tournoiement (Songe d’opium) » (des Mélodies persanes), véritable modèle de la variété de l’émission comme de l’équilibre entre voix et piano, de l’adéquation d’intentions, aussi, de l’un à l’autre.

Le pianiste Jeff Cohen, justement, confirme ce que nous en disions à propos de Godard : le jeu est franc, varié, nuancé, attentif sans pourtant s’effacer — et il ne faut pas s’effacer dans ces pages qui sollicitent beaucoup le piano. S’il est discret dans « Au Cimetière », il se fait impérieux dans « Sabre en main », mais aussi plus poète avec « Tournoiement », suivant la moindre inflexion du chant, ou élégant dans « L’Amour oyseau »..

Alors qu’il y a deux ans Les Barbares ont connu, sous la houlette du Palazzetto Bru Zane, l’enregistrement, et au moment où c’est le tour de Proserpine de retrouver les planches (du concert) et, dans la foulée, le studio, les mélodies de Camille Saint-Saëns se font elles aussi une place dans la discographie. Une place de choix.

Extraits

Mélodies persanes, « Tournoiement »

Vieilles Chansons, « Avril »

INFORMATIONS

Camille Saint-Saëns : Mélodies

Mélodies persanes
Cinq Poèmes de Ronsard
Vieilles Chansons
La Cendre rouge

Tassis Christoyannis, baryton
Jeff Cohen, piano

1 CD, 72’, Aparté, 2016.

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